Alors que nous nous approchions de l’escouade, je ne pouvais m’empêcher de constater que comme d’habitude elles étaient en formation impeccable les unes à côté des autres.
– Bonjour mesdames, avez-vous fait bon voyage ? leur demandais-je tout en les saluant le plus respectueusement possible.
– Hé mais yo / Luther ! / C’est gentil / de demander. / Ben écoute / c’était assez / tranquille. / Y’a bien eu / quelques allys / sur la route / mais ils n’ont pas / vraiment posé problème. Conclut Syanna.
Cette réponse avait été donnée par toutes à la fois, par morceaux. Mais j’étais bien incapable de dire laquelle avait dit quoi. La coordination entre ces filles était tellement poussée à l’extrême qu’elles étaient toujours sur la même longueur d’onde. Donc l’une commençait une phrase, une autre continuait le plus naturellement du monde, et ainsi de suite. La seule constante, c’était que Syanna avait toujours le dernier mot. Littéralement. Reste que l’effet était assez déstabilisent quand on n’y était pas habitué.
Parfois, elles me donnent l’impression d’être des marionnettes, contrôlées par une seule personne… comme si, au final, il n’y avait qu’un seul esprit pour elles toutes. C’est peut-être ça, l’esprit d’équipe : Une équipe, un esprit. C’est sans doute aussi pour cette raison qu’elles étaient si dangereuses et efficaces. Quoi qu’il en soit, je les avais déjà un peu « pratiquées », donc je réussis à conserver mon flegme cadavérique. Enfin presque.
– V… Vous m’en voyez ravi. Héhé… En tout cas, c’est très charitable de votre part de nous venir en aide.
– Charitable ? / Non c’est / Naturel voyons ! / Tu aurais fais / la même chose / si tu avais été / à notre place ! acheva la même que d’habitude.
Ca, en revanche, rien n’était moins sûr. Je ne brillais pas spécialement pour mon altruisme ou ma compassion. En fait, c’était même plutôt le contraire : je commençais à me coller une réputation d’ermite et d’asocial à force d’esquiver la majorité des raids de la guilde. Mais tout ça, je n’en dis rien et le gardais pour moi.
Erinye et Modig prirent ensuite la parole et briefèrent plus en détail l’escouade. J’en profitais pour jeter discrètement un coup d’œil du côté de Torfarlak : il bavait toujours, fixant les filles d’un œil torve. C’était un peu navrant en fait. Je n’avais probablement pas été très discret en me retournant car Syanna s’approcha et me demanda en pointant le tauren du doigt : « Qui est-ce ? Une nouvelle recrue ? ».
Elle s’était détachée du reste de l’escouade et elle avait dit sa phrase d’un seul bloc. Ce retour à la normale faisait presque bizarre quand on s’était habitué aux dialogues morcelés du groupe. Je hochais de la tête pour confirmer la déduction de la druidesse : « Oui, c’est mon binôme pour la mission. Torfarlak ! Appelais-je, Arrête de baver et approche toi !
Ce qui le sortit de ses rêveries. Il essuya un peu sa bouche et s’approcha de nous. Je le sentais un brin intimidé par Syanna.
– Torf, je te présence Syanna, la chef de notre escouade de renfort
– Je ne suis pas vraiment la chef, me corrigea-t-elle, un peu gênée. C’est juste que les autres me laissent avoir le dernier mot, et aiment bien quand c’est moi qui prend la tête, mais ça n’a rien de formel vous savez…
Torfarlak hocha le tête, incertain. Et moi, je levais les yeux au ciel. Toujours ce même discours absurde… Evidemment qu’elle était la chef ! Elle prenait toutes les décisions, fermait toutes les phrases, donnait les ordres au combat, et la meilleure preuve était qu’elle était la seule à pouvoir se détacher de l’escouade pour redevenir autonome !
– … Et donc voilà. Je suis ravie de te rencontrer Torfarlak. On voit que tu es un guerrier en tout cas : vous êtes toujours très impressionnants dans vos armures de plaques.
Tout en disant ça, elle tendit la main vers Torf. Mais entre la délicatesse de Syanna, le compliment flatteur envers les guerriers et (visiblement) la timidité du guerrier en question, Torfarlak resta figé sans faire le moindre geste. Je commençais à me dire qu’il serait bon que je compte le nombre de fois où le cerveau du tauren gelait. Au mieux ça pourrait servir de sujet d’étude, et au pire de sujet de plaisanterie.
Après quelques secondes, Syanna, qui avait toujours la main tendue, semblait gênée. Me penchant vers Torf, qui n’avait toujours pas bougé et restait avec la bouche bêtement ouverte, le regard vide dirigé vers l’horizon, je lui chuchotais
– Dis quelque chose Torf, n’importe quoi ! Tu vas la vexer sinon ! Et comme toutes les femmes, elle est plutôt rancunière, crois moi.
Sans changer de regard, il réfléchit quelques secondes, son front se plissa, puis un mot sorti enfin de sa bouche :
– Meuh.
Un bref moment de silence. Je m’attendais à ce que Syanna se change en ours et lui lacère le visage, mais à ma grande surprise, elle éclatât de rire, puis repris la direction du reste du groupe. Autant pour moi et mes craintes : les femmes sont décidément imprévisible, peu importe la race. Elle avait à peine fait trois pas qu’elle se retourna et lança à Torf :
– Bon courage pour ta première mission, guerrier. Et te laisse pas faire par Luther. Il est pas trop méchant pour un sac d’os, mais il est râleur et grincheux, et il aime bien faire comme s’il savait tout mieux que les autres
– Je suis là je te signale, répondis-je à Syanna, un brin vexé par sa description de mon auguste personne.
La taurène se tourna vers moi, et m’envoyer un baiser pour se moquer gentiment. Torf crut que c’était pour lui et fit comme s’il l’attrapait. Syanna rejoignit le groupe qui s’éloigna ensuite en direction des écuries. Maintenant que la druidesse n’était plus à côté de lui, Torfarlak retrouva l’usage de la parole.
– Dis Luther, tu crois que j’ai fait bonne impression ?
– Tu veux une réponse franche et sincère ? demandais-je mi-amusé mi-agacé.
Je repris le chemin du Trépas d’Orgrim à mon tour. Torf me suivit, et continua :
– Je crois que je suis amoureux.
– Ca ne m’intéresse pas. Le coupais-je sans le regarder.
– Elle a l’air si douce…
– Je m’en fiche.
– Et en même temps déterminée aussi. Une vraie chef taurène.
– Je ne t’écoute absolument pas Torf.
– Non, et puis surtout, elle a un très, très beau c-
– LA FERME BORDEL ! lui hurlais-je dessus, m’arrêtant sur place.
Mon cri eut le mérite de le faire redescendre de son nuage et de le stopper net. Je le fixais du regard, furieux, avec une envie non dissimulée de lui arracher les entrailles. Il le vit, puis reprit prudemment :
– Je voulais simplement dire que je la trouvais jolie, c’est tout, s’excusa-t-il
Mon regard noir lui répondit, et il n’insistât pas. Nous continuèrent notre marche, dans le silence, et retrouvèrent les autres aux écuries.
La petite altercation n’avait pas échappé à tout le monde : Modig me fixait.
– Bon, on y va ? demandais-je. J’ai besoin de me passer les nerfs sur quelque chose. N’importe quelle bestiole qu’on trouvera en chemin fera l’affaire
– Désolée de te couper dans ton élan, mais il va falloir attendre un peu. Dit Erinye. Nos renforts ont fait un long trajet pour venir, et elles doivent faire une petite pause, de même que leurs montures.
– Oh. Je vois. Répondis-je, déçu.
Ma colère allait devoir trouver un autre exutoire.
– Quel est / le programme / de la suite ? demandèrent les filles
– Une fois vos montures reposées, nous partirons vers le Refuge de l’Ornière. Nous allons profiter de la nuit tombée : Vous créerez une diversion pour attirer les gardes, pendant que de l’autre côté, Modig, Torfarlak, Luther et moi, nous nous infiltrerons discrètement et kidnapperont les hauts gradés. Dès que la capture est faite, on vous envoie le signal, et on se replie. Le point de rendez vous sera au nord-ouest, à Roche-Gor. Après ça, on continue vers les moulins de Tarren avant que l’alerte ne soit donnée. On passera par le nord des hautes terres. Ca vous va ?
Tout le monde hocha la tête. Nous avions quelques heures à tuer avant le départ. Les filles se reposèrent à l’auberge, de même que Torf. Erinye s’entraînait et se préparait pour le voyage. De mon côté, j’en profitais pour me débarrasser une fois pour toute de cette fichue poussière en me dirigeant vers le ruisseau qu’elle m’avait indiqué, à quelques centaines de mètres du camp. En plus ça serait bon pour mes nerfs.
Après deux bonnes heures à frotter, je me sentais enfin mieux. Plus léger, plus souple, et moins l’impression d’être englué dans de la farine de pain humide. Bon, j’étais plus décomposé aussi, mais ça c’était normal : sans la seconde peau constituée par la poussière, ma chaire était à nouveau vulnérable à « l’érosion », et certaines parties de mon corps avaient tendance à partir en lambeau.
D’ailleurs, au passage, j’en profite pour clarifier un ou deux détails par écrit, puisque j’ai encore entendu des âneries sur ce sujet dites par les vivants lors de la dernière réunion de guilde : Un mort-vivant est une créature plus tout à fait vivante, mais pas complètement morte non plus. La partie morte, c’est le corps : ce qui veut dire plus de régénération naturelle des parties abîmées, (une chose difficile à comprendre pour un troll) et c’est pour ça que nous ne sommes en général pas très beaux à voir, ou à sentir, et que nos voix ne sont plus que les échos déformés de ce qu’elles étaient quand nous étions vivants.
Les magies curatives ont, sur nous, un effet très particulier. Elles ne « guérissent » pas notre corps, comme avec les autres. Elles ne peuvent pas, puisqu’il est mort. A la place, elles renforcent ce qui est toujours vivant chez nous, c’est-à-dire notre esprit, et notre volonté. Car c’est notre volonté qui nous fait tenir debout. Plus nos corps sont abîmés, plus l’effort mental requis pour bouger est important. Et au bout de trop de blessures, l’esprit lâche, le corps se disloque, et nous mourrons. Pour ne bon cette foi.
A contrario, plus notre volonté est renforcée, et mieux nous pouvons gérer notre corps et son état de délabrement, au point même de pouvoir parfois relancer fugacement des périodes de génération cellulaires pour améliorer notre état. Mais une telle prouesse est éreintante, et très dure à réaliser. Nous autres, les prêtres, le savons mieux que quiconque. D’autant qu’il est important de souligner que notre statut de “cadavre ambulant”, et donc techniquement d’aberration de la nature, nous rend sensible aux magies lumineuses, et pas dans le bon sens du terme. Toute la magie lié à la lumière, même curative, nous brûle littéralement. Ainsi, chaque sort de soin que nous recevons renforce notre esprit… au prix d’une incroyable douleur. Paradoxal non ? Surtout quand on sait que le reste du temps, nous ne ressentons rien, et surtout pas la douleur physique.
Bref, quand on cumule toutes ces infos, cela explique pourquoi, en règle générale, et à l’inverse des décérébrés du Fléau, les réprouvés prennent un soin particulier de leur enveloppe charnière. Et par particulier, je ne veux pas parler de maquillage ou autre produit de beauté : être non-mort rend très pragmatique (et aussi fou, souvent). Donc bien plus que du parfum, nous nous orientons vers des fortifiants cellulaires, des bandages, des colles… et pour certains, vers la poussière et la momification, chose que personnellement je ne supporte pas.
Je me perdais dans mes réflexions quand la voix de Modig m’en sortit brutalement.
– Tu as retrouvé ta couleur naturelle, déclara-t-il
Je me retournais, et il était là, à quelques mètres, les bras croisés, me regardant sans bouger.
– Tu es là depuis longtemps ?
Tout en lui posant la question, je commençais à me rhabiller. Non pas que je sois extrêmement pudique, mais il n’était pas indispensable que ce tauren voit ma carcasse plus que ça.
– Quelques minutes, pas plus. Je te cherchais, dit-il sans détourner les yeux
– Oh ? Et pour ?
– Tu penses quoi de Torfarlak ?
– Mmmm ?
– Tu ne sembles pas le porter dans ton cœur.
– Je n’ai plus de cœur qui puisse porter qui que ce soit depuis longtemps, Modig. Comme la plupart des morts-vivants d’ailleurs, répondis-je lassement.
– Essaie de faire un effort néanmoins, ça serait bien qu’il se sente plus en… disons en confiance.
– En confiance, hein ? C’est pas plutôt toi qui n’a pas confiance en lui actuellement ?
– Pourquoi douterais-je d’un frère Tauren ?
– Parce que tu n’as pas réussi à savoir où il a disparu pendant deux jours et que ça t’inquiète, par exemple ?
Touché. Modig était un brin déstabilisé.
– Je… non… pas du tout… c’est juste qu’en tant que camarade de guilde, il est important de se montrer amicaux les uns avec les autres. C’est tout.
Il semblait embarrassé d’avoir été percé à jour. Je le rassurais donc :
– Je sais reconnaître des psychopathes ou des traîtres facilement, ça fait partie du travail de prêtre. Et crois moi, il n’a pas le profil. Concernant son « intégration amicale » dans la guilde, je pense qu’il s’en sortira trèèèès bien. Tu t’inquiètes pour rien.
– … Espérons le. gromela-t-il
J’attendis quelques secondes, mais rien ne vint.
– Autre chose ? demandais-je froidement.
Il soupira devant ma réaction, mais souris néanmoins. Puis il reprit :
– Oui. Les filles ont fini leur sieste plus vite que prévu. Elles débordent tellement d’énergie que je me demande si elles n’ont pas abusé des potions de troll… En tout cas, tout le monde est prêt à partir, on attend plus que toi.
– Entendu, j’arrive.
Torfarlak, évidemment, ne m’avait pas reconnu une fois dépoussiéré et voulait qu’on se lance à ma recherche, me traitant d’imposteur au passage. Il avait fallu que Syanna lui confirme que c’était bien moi pour qu’il arrête son cirque. Malgré ce que j’avais dit à Modig, j’avais un peu de mal à comprendre Torf. Au début il avait peur de moi, et maintenant, c’est la premier à s’inquiéter pour moi… et après on dit que ce sont les morts sont fous et incohérents ?… Je décidais de trouver moi-même ce que Torf a fait pendant ces deux jours où il avait disparu. Je ne laisserai pas un autre résoudre ce petit mystère à ma place. C’est plus intéressant comme ça.
Moins de dix minutes plus tard, nous étions sur la route.