84ème jour – 2ème Partie
J’avoue que d’observer mon dragon au combat m’avait fait perdre une partie de ma concentration. La paladine s’approchait de moi. Maintenant, c’était du un contre un… Il allait me falloir tenir quelques minutes avant de pouvoir reformer une autre barrière, et ça n’allait pas être facile. Je me concentrai, et utilisai le « feu sacré », une technique de méditation permettant de renforcer notre esprit, et de nous rendre plus résistant. Certes, cela ne vaudrait jamais une bonne armure ou un bouclier en termes de protection. Mais ce sortilège n’était pas très éprouvant, ce qui était son gros avantage. Un halo légèrement enflammé m’enveloppa instantanément. Je reçus un coup de masse juste après, mais le contact de son arme fut atténué grâce à la protection que je venais d’installer. C’est à dire qu’au lieu d’être réduit en miette, seules quelques unes de mes côtes furent brisées par le choc.
Mais je n’allais pas tenir longtemps à ce rythme, et il ne me restait qu’une solution. De nouveau, en me concentrant, je chassais toute lumière de mon âme, et fit appel à l’ombre pure. La paladine leva une nouvelle fois sa masse et l’abattit en plein sur ma tête.
Le choc fut léger, comme si elle m’avait lancé un petit caillou. Je ne pus me retenir d’éclater de rire, d’un rire profond et guttural. La paladine recula, un peu surprise. Sa masse venait en effet de frapper, non pas un corps de chair et d’os, mais un corps fait de ténèbres vivantes ! Comme à chaque fois que j’utilisais cette technique, ma perception du monde changeait. Il était déjà gris en temps normal, mais maintenant que j’avais changé de forme, et était devenu une ombre, il m’apparaissait en terme de luminosité et de ténèbres. Mon corps était devenu partiellement éthéré. Mes yeux reflétaient les ténèbres dans leur plus grande profondeur. Lorsque je devenais ombre, les ténèbres faisaient partie de moi. Elles me donnaient leur puissance, et me protégeaient. Les attaques physiques, notre point faible en tant normal, devenaient subitement beaucoup moins gênantes ! Il n’y a qu’un inconvénient en fait… D’avoir embrassé les ténèbres, et d’avoir surtout abandonné la lumière, voulait dire que je serai privé de mes capacités curatives, au moins pendant un temps. Un comble pour un prêtre quand on y pense.
Je fixais alors mon adversaire, cherchant à l’intimider au maximum. Mais la paladine était expérimentée. Je n’étais pas son premier adversaire, et elle ne se laissa pas démonter. Elle avait l’initiative, et entendait bien la conserver ! J’ai essayé de m’attaquer à son esprit, et de lui faire ressentir de la douleur pure, de façon lente et diffuse, mais elle dissipait mes mots d’ombres presque aussitôt. Le combat progressait lentement… en ma défaveur, et ce malgré mes nombreuses tentatives pour renverser la situation. Je sortis alors une grenade de mon arsenal et lui lançait au visage, pensant que cette intervention subite d’attaque physique dans un duel magique arriverai à la surprendre un peu, mais elle la dévia avec sa masse sans effort. Mes options étaient limitées.
Elle me donna un coup de masse qui me projeta au loin. Le choc était dur, même sous ma forme actuelle. Elle ne voulut pas me laisse le temps de récupérer et commença à courir vers moi. Je commençais à être réellement fatigué. Je tendis le bras, et le rayon bleu de mon fouet mental la brula en plein visage. Elle poussa un cri, puis tendit une main pour se protéger du rayon tout en avançant prudemment vers moi. Je me concentrais une dernière fois, et lui assenait une attaque mentale, la plus forte que je pus. Le résultat fut fulgurant. Comme frappée à la tête, mais de l’intérieur, la paladine s’écroula. Et moi, je tombais à genou, et repris ma forme normale, à cause de l’épuisement… Je pensais avoir gagné, quand un flash lumineux m’aveugla. La paladine avait, semble-t-il, avait fait appel à la lumière, qui avait instantanément soigné une partie de ses blessures. Un pouvoir de dernier recours, mais en l’occurrence, il lui sauvait la vie. Et j’avoue que j’aurais apprécié disposer de ce genre d’aide moi aussi. Elle se dirigea de nouveau vers moi, l’air décidé. Je me relevais, difficilement, et pointait une nouvelle fois le bras vers elle. Sauf que j’étais épuisé, et que j’avais déjà utilisé trop de force ou de gadgets.
Impossible d’utiliser le moindre sort contre elle. Arrivée face à moi, elle m’asséna un nouveau coup de masse. Je fus projeté de quelques mètres, vers la mer. L’eau amorti à peine ma chute. J’avais apparemment le bras gauche et l’épaule en miette. Déjà que je n’étais pas très frais d’habitude… Elle revenait encore. Elle avait compris que j’étais fichu, mais restait sur ses gardes. Elle venait m’achever. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai réellement cru que j’étais fichu. C’est-à-dire que d’une certaine façon, j’ai cru que mon âme allait enfin connaître le repos, et j’étais sur le point d’accepter mon sort, l’esprit presque en paix.
Mais c’était sans compter sur ma malédiction. L’instinct repris vite le dessus. Il me restait encore assez de forces pour une chose… Je fermais les yeux, et commençais à incanter. Elle s’arrêta une seconde, puis pris une posture défensive. Je me concentrai du mieux que je pus, puis je rouvris les yeux, et plongeai mon regard dans le sien. Mon esprit plongea dans son corps, et essaya d’en prendre le contrôle. Elle ne s’était pas attendue à cela. Mais la bataille était rude. Elle luttait. Son esprit était fort… trop fort. J’allais perdre. Je le savais.
Je le savais. Mais je savais aussi que je ne pouvais pas perdre, non, je ne le pouvais pas ! Je ne le devais pas ! Ma vie en dépendait ! Et il était hors de question de disparaître ici. JE DEVAIS GAGNER CE DUEL.
J’y mis toute ma force, puis il y eu un moment de vide, où je ne savais plus si j’avais gagné le duel ou non.
J’essayais alors de rouvrir les yeux. Où bien j’y verrais la mort, ou bien j’y verrai mon salut. Ce que je vis fut… moi-même, un peu au large, de l’eau jusqu’à la taille. J’étais immobile. Mais plus important, je me voyais à la troisième personne. J’avais réussi : son corps était sous mon contrôle. Et il pesait trois tonnes. Elle continuait de lutter. Le sort ne durerait pas bien longtemps. Je me rappelle encore son obstination. Elle était sur la berge toute proche, je lui fit faire quelques pas vers moi. Elle luttait toujours, de plus en plus forte. Son corps tomba à genoux. “Abandonne, mort-vivant… Tu ne pourras pas me vaincre”. Même par l’esprit, elle restait calme et concentrée. Je la fis se relever. Elle me mettait au défi. Il était hors de question que j’abandonne. Pas après tout ce que j’avais fait. Pas après toutes les souffrances que j’avais enduré dans ma non-vie !
Bien que mentalement au bord de l’épuisement, je lui répondis : “Connais tu la différence fondamentale entre nous deux, naine ?” Elle y était presque. Ses pieds étaient dans l’eau à présent. “Qu’espères-tu créature ? Laisse-moi donc te renvoyer dans le néant ! La lutte est inutile. La Lumière triomphera. Je peux apaiser ton esprit et le libérer de sa condition”. Ce dernier argument faillit m’arrêter, mais je continuai à la faire marcher. L’instinct était le plus fort. Elle avait de l’eau jusqu’aux genoux à présent. Je repris la parole, une dernière fois. “Tu ne connais pas la différence, hein ? Tu ne sais pas, ce qui te différencie de moi avant toute autre chose pas vrai ? Ce qui fait que jamais tu ne pourras comprendre, ou vaincre, notre race ? Eh bien je vais te le dire. Ce qui nous différencie, naine, C’EST QUE TOI… TU RESPIRES !” lui hurlais-je, à bout de force.
Avec ce qui me restait de pouvoir, je la fis plier les genoux, plonger la tête dans la mer, et aspirer le plus d’eau que je pouvais. La douleur était insupportable. Ses poumons se remplissaient de liquide glacé, mais cela faisait le même effet que s’ils avaient été en feu. C’est atroce, même pour moi. Mais je n’avais pas le choix, il me fallait rester dans sa tête jusqu’à ce qu’elle meure. Son esprit était furieux… mais je ressentis enfin quelque chose de familier. De la panique. De la… peur ! Il était temps ! Elle me parlait en nain, et je ne comprenais plus rien. Mais je compris, au ton, que ce n’était pas un discours très féminin qu’elle tenait. Encore une inspiration. Encore plus de brulure. Elle cria. Je faillis perdre le contrôle. Puis plus rien. Cette fois, c’était terminé, je n’entendais plus sa voix. Son corps ne bougeait plus. Mon esprit retourna aussitôt dans mon corps. Et je respirais un grand coup.
Je n’avais pas besoin de respirer, physiquement. Mais psychologiquement, c’était assez différent. Mourir dans un corps est toujours éprouvant… même pour nous autres, les morts-vivants. J’ai du mal à imaginer comment les autres prêtres du monde peuvent supporter cela, et rester en vie, ou sain d’esprit. Mais peut-être ne le font-ils pas tout simplement. Dire que j’avais gagné ce combat aurait été mentir. Plus que tout, j’avais eu de la chance… le terrain, ainsi qu’un certain effet de surprise, avaient joué en ma faveur. Mais le démoniste et le chasseur étaient encore en vie. Et il me fallait regagner mes forces avant eux.
Et pour ça… j’avais un moyen. Un moyen abject, je le reconnais. Mais un moyen quand même. Je traînais ma vieille carcasse pourrissante vers le corps sans vie de la paladine. Je saisis son cadavre, et fit en sorte de lui arracher son armure, m’abimant les phalanges au passage. Je regardais son corps un instant. “La lumière hein ? La lumière ne t’auras pas sauvé, et ne t’auras pas non plus permis d’échapper à ça.” Puis l’instinct reprit le dessus. Et je la dévorai. Mes griffes plongèrent dans ses entrailles, et les arrachèrent, les portant à ma bouche, où je les mâchais grossièrement avant de les avaler, faisant des gargouillis et des bruits immondes. Le spectacle était répugnant. Le sang giclait partout. J’en étais recouvert. Mais peu importe. Il me fallait continuer. Il me fallait me nourrir. Je n’éprouvais ni remord ni honte à m’abaisser ainsi. A me comporter comme une bête. Comme un monstre. J’avais laissé mon humanité derrière moi depuis longtemps. Et je sentais la force revenir en moi. Toujours plus de force. A chaque bouchée que j’avalais, je sentais mes blessures diminuer. Mes os se ressoudaient. Je remplaçais mes chairs mortes par celles, encore fraîche, de la naine.
Je me relevai ensuite. J’étais loin d’être rassasié, mais mon plateau repas était terminé. Quelle désacralisation. Une paladine, morte noyée, et dévorée ensuite, laissant une carcasse vide de toute entraille, balayée par les flots. On allait m’en vouloir, c’est sûr… à moins qu’il n’y ait personne pour le raconter. Le chasseur et le démoniste allaient recouvrir connaissance. Mais ils étaient encore faibles. Il serait facile d’en finir avec eux. Je sortis de l’eau et me dirigea dans leur direction. Mais un grognement se fit entendre : l’ours du chasseur. Non loin de lui gisait mon dragon mécanique. Il était intact, mais avait épuisé ses batteries. Lentement, je m’approchais. Il se précipita vers son maître et s’interposa entre lui et moi. Il grognait dans ma direction. Il les gardait. Et lui était encore dangereux. D’autant que je ne pouvais pas encore utiliser tous mes pouvoirs…
J’hésitais sur la marche à suivre. Deux repas de plus me faisaient ma foi envie… je dégainais une grenade de ma ceinture, et la pointait sur l’ours… en visant bien, il y resterait. Mais si je ratais mon coup, il me dévorerait. J’allais tenter ma chance, quand soudain, des bruits se firent entendre. Un groupe s’approchait de nous. L’ours l’avait senti lui aussi. Il poussa un hurlement. Là, je commençais à sentir les ennuis revenir au grand galop. Un autre hurlement lui répondit, puis je crus entendre des voix… on aurait dit du nain. Mais je n’avais pas vraiment envie de m’en assurer.
D’autant qu’après ce que j’avais fait, ils allaient être furieux. J’étais en état de voyager, mais il était trop tôt pour reprendre le combat. Comme il était hors de question de le laisser ici, j’attrapais rapidement mon dragon mécanique. L’ours y vit une provocation et se lança à ma poursuite. Je laissais tomber une grenade sur le sol. Elle explosa et le stoppa dans son élan. De mon côté, je courus vers la berge, pris mon sac de pêche, le ferma autant que je pus, et enfin je plongeai, nageant vers les profondeurs… là où nul ne pourrait me suivre. Je pouvais ne remonter à la surface que toutes les 10 minutes, et mis à part pour la faune locale, rester sous l’eau n’était en rien une contrainte pour moi. Il me fallait remonter à la surface de temps en temps malgré tout, car même si j’étais mort, l’eau salée était terriblement corrosive, et il me fallait la recracher de mes tripes régulièrement pour éviter d’être trop décomposé. Mais au final, j’ai eu ainsi largement le temps de m’enfuir sans être inquiété.
Ma journée de pêche se termina ainsi… Je ne suis pas retourné sur cette plage pour l’instant. Je pense qu’il vaut mieux que je me trouve un autre coin de pêche. *soupir*. Moi qui espérais juste passer une journée tranquille…
Ma libération attendra un autre jour. Il me reste encore beaucoup à faire. Et peut-être que, à travers voyages et expériences, j’arriverai à trouver une solution à ma condition… ou au pire, à dominer mes instincts suffisamment longtemps pour me laisser donner la mort. Mais d’expérience, cette deuxième option reste la plus difficile à réaliser, hélas… Et je commence à perdre le peu d’espoir qu’il me reste de retrouver la paix pour de bon. Mes propres contradictions me rongent de l’intérieur, et j’espère être au moins assez fort pour ne pas sombrer dans la folie, à l’instar de bon nombre des miens…
Extraits du Journal de Luther,
Prêtre des ombres, au service de la Dame Noire.