193ème jour – 5eme Partie
Soit, puisque c’était ainsi, autant attendre. De toute façon, il faisait beau, et le voyage m’avait fatigué, donc se poser sur un coin de pelouse en attendant les renforts, ça me convenait parfaitement. Erinye fixait la ligne d’horizon, et les deux taurens continuaient de converser dans leur langue natale. Moi, j’étais allongé, et je fixais le ciel. Il était d’un gris assez foncé, complètement uni, et le soleil nous baignait dans sa lumière. Donc pour les vivants, le ciel devait être parfaitement bleu, et sans nuages.
Les couleurs me manquent. Le bleu du ciel me manque. Seuls mes souvenirs d’avant la renaissance contiennent des couleurs. Ceux d’avant ma mort sont pastels, et ceux de mon existence de décérébré sont écarlates… mais au moins, ils ne sont pas gris. « Les roses sont grises. Les bleuets sont gris. Pas drôle d’être mort. » Récitais-je à haute voix, par réflexe.
Je fus interrompu dans ma rêverie par Erinye, qui me signala que les renforts étaient en vue. Je me relevais donc, et fixais mon attention sur le nuage de poussière qu’elle me montrait à l’horizon. C’était un nuage qui bougeait vite. Très vite. Un de ces nuages qui suivent de près celui ou ceux qui le génère.
Dans un vacarme assourdissant, même à cette distance, les montures des renforts qu’Erinye avait recrutés nous fonçaient dessus. Torfarlak fixait le nuage d’un air inquiet.
– Ca arrive sur nous, hein ? demanda-t-il
– Oui. répondit laconiquement Modig
– Ca arrive vite aussi, hein ? continua Torf
– Oui ! Soupira Modig, visiblement agacé par le manque de sang froid de son collègue.
Le nuage de poussière continuait sa frénétique avancée, imperturbable. Torfarlak, comme à son habitude, était nerveux. Je ne sais pas quelle enfance a eu ce tauren, mais visiblement, ça n’a pas du être de tout repos tous les jours.
– On… on risque pas de se faire piétiner si on reste là ? redemanda-t-il innocemment.
Modig eut un petit rire, avant de lui lancer :
– Pourquoi ? T’es une chochotte qui a peur de recevoir quelques coups ?
A ce simple mot, Torfarlak devint plus foncé qu’il ne l’était d’habitude. Il était sans doute rouge ou écarlate, ce qui devait être intéressant à voir en couleur. Il bouillait de rage, et sortit un en éclair ses armes. Il les brandit et explosa en hurlant de toute sa puissance :
– CHUIS PAS UNE CHOCHOTTE !!! QU’ILS VIENNENT ! JE LES ATTENDS !!!
Il était impressionnant de colère je dois dire. La « Rage du Guerrier ». Une fois le cri de guerre poussé, il se calma puis nous chercha du regard.
– Euh… vous êtes où tous ?
Du haut du surplomb où Modig, Erinye et moi-même nous étions réfugié, je lui fit signe et lui répondit.
– On est ici Torf.
– Ben, qu’est-qu’vous faites là-haut ? demanda-t-il, perplexe
– Comme tu l’as très justement fait remarquer, le nuage nous fonce dessus. Donc on est monté pour éviter…
Mais je n’eus pas le temps de finir ma phrase que Torfarlak se faisait aplatir et piétiner par le nuage de poussière constitué de deux loups de guerre, un destrier de l’effroi, deux chevaux squelette et surtout d’un kodo.
– … de nous faire écraser. achevais-je malgré tout, car on m’avait toujours appris que de ne pas finir ses phrases portait malheur … Bon, et ça faisait aussi plus théâtral, et ça, j’aimais bien.
Lorsque la dernière des montures fut passée sur Torf, je m’approchais de ses restes, et m’enquit de sa santé :
– Pas trop de bobos ?
– ’hui ’has ’hun ’hohotte. Répondit sa tête, à moitié encastrée dans le sol.
– Bien. Je suis rassuré de voir que tu vas bien. Ça m’aurait… ennuyé, que tu sois déjà amoché trop gravement à ce stade de la mission. Allez, relève toi.
Tant bien que mal, Torf se remit debout, et il commença à appliquer des bandages sur ses blessures.
Pendant ce temps, nos chers renforts avaient « garé » leurs montures aux écuries, et ils revenaient vers nous à pied. Je dis « Ils », mais en réalité, « Elles » serait plus adapté. Lorsque Torfarlak les aperçus, il se figea, la bouche grande ouverte, scotché par la vue qu’il avait devant lui. Tout ce qu’il trouva à dire fut « Des fesses. Plein de fesses ! Des tas de fesses !!! »
Il faut le reconnaître, les derrières de nos renforts n’étaient pas des plus désagréables à regarder. Enfin, selon des critères orcs, taurens et mort-vivant bien sûr, car je doute qu’un humain y aurait vu autre chose que des créatures barbares et sauvages. Ce qui, soyons honnête, n’était pas tout à fait faux. Quoi qu’il en soit, pour Torfarlak, c’était le paradis, et au fur et à mesure que le groupe féminin s’approchait de nous, il avait de plus en plus de bave aux lèvres. Et après on dit que c’est moi qui suis dégoûtant quand je dégouline…
De mon côté, j’identifiais progressivement nos renforts. Il y avait trois orques : la démoniste Kalystha, la chasseresse Linamina, et la shaman Tacha. Il y avait également la prêtresse Lashima et la mage Meandra, toutes deux réprouvées. Et enfin, comme je m’y attendais, le groupe était mené par la druidesse taurène Syanna.
– L’escouade d’élite des Pêcheurs… commentais-je à moi-même.
A ce stade, une petite parenthèse s’impose. Même si la guilde Bloodlust est une joyeuse fratrie, quelques sous-groupes s’y sont formés au fil du temps : par affinité, hobby commun, ce genre de choses en gros. En vrac, il y avait les « Kaboom », les « Ratons », les « Casus », les « Retraités », les « Officiers » (inutiles aux dires de mauvaises langues, et pourtant tellement indispensables), quelques autres groupuscules que j’oublie certainement… et puis il y avait les « Pêcheurs ».
A la base, je croyais qu’ils s’étaient donnés ce nom par amour de la pêche, et comme j’étais un bon pêcheur moi-même, je m’étais rapproché d’eux. En fait, je ne me trompais qu’à moitié. C’était bien des amateurs de pêche, mais dans un sens beaucoup plus large que simplement « taquiner la truite rochécaille ». Dans la pratique, la moitié des Pêcheurs ne savaient même pas comment tenir correctement une canne à pêche. Non, ce qu’ils « pêchaient », c’était bien plus : l’honneur, la gloire, les trésors, et tout ce qui s’en rapprochait. Au final, Erinye qui faisait aussi parti des Pêcheurs m’avait expliqué qu’ils avaient choisi ce surnom pour leur groupe parce que ça faisait moins prétentieux (ou imprécis) que « Chasseurs », moins fermier que « Récolteur », et puis parce que c’était marrant et que ça sonnait bien. Et aux yeux de Bloodlusts, ces arguments font autorité. Autant pour moi et mes rêves de partie de pêche groupée donc… (Cela dit, depuis que je les aie rejoints, il y a de plus en plus de passionnés pour cette discipline, à ma grande fierté).
Quoi qu’il en soit, au cœur des Pêcheurs, il y avait le groupe de Syanna : craintes pour leurs talents au combat, appréciées pour leur loyauté et leur amour sans faille de la guilde, respectées pour leur implication et leur savoir faire, c’étaient vraiment des alliées avec et sur qui compter. Et c’est pour ça qu’en les voyant, je ne pus m’empêcher de sourire.
Erinye le vit, et se mit à sourire à son tour :
– Elles n’ont pas été faciles à convaincre, mais avec leur aide, la mission passe de la catégorie « Suicide Pur » à seulement « Mission à Haut Risque ».
– Ma chère Erinye, si tu n’existais pas, il aurait fallut t’inventer.
– Flatteur va. Si j’avais encore un cœur, ce compliment me toucherait sans doute. Bon, allons au moins les saluer, c’est la moindre des choses, non ?
J’approuvais de la tête, puis nous nous avançâmes à leur rencontre.