103ème jour – 2ème Partie
Une fois le signal de départ lancé, ce fut l’euphorie. Tout devait aller très vite. Le concours ne durait pas plus d’une demi-heure généralement, ce qui allait m’obliger à pêcher plus d’un poisson par minute. Tenir ce rythme relevait de l’exploit, mais c’était la seule façon de gagner ce fichu concours.
Dès les premières minutes, Los repéra un groupe d’ally : deux humains et une elfe. Lorsqu’ils nous virent, ils préférèrent partir sans demander leur reste. Les dix premières minutes du concours furent calmes à part ça, et mes comparses s’éloignèrent un peu de moi, à la recherche de quelque chose à trucider. Quand soudain, Shizuke repéra quelque chose…
– Nain en train de pêcher à trente mètres au sud les gars ! Luther, c’est le connard de l’autre jour !!!
A cette évocation, mon sang croupit ne fit qu’un tour dans mes veines. Après il re-coagula. Depuis deux semaines, un nain qui se faisait appeler le « nain puissant » s’amusait à pourrir la vie des pêcheurs de la horde. Shizuke et moi avions déjà subi son harcèlement, mais il avait toujours réussi à s’en tirer. Cette fois serait sa dernière !
– Défoncez-lui la tronche ! Fleurette ! A L’ATTAAAAAQUE !
Et Fleurette attaqua. Seule une personne ayant déjà vu, ou ayant déjà subi (et survécu, sinon ça ne compte pas), la charge d’un guerrier Tauren peut réellement comprendre la pertinence de l’expression « se manger un char à vapeur poilu dans la tronche ». Le nain décola de quelques mètres et s’écrasa lamentablement plus loin. Il fut sonné pendant un moment. Moment suffisamment long pour que Los lui plante une dizaine de flèche dans la tête et les fesses (preuve d’une certaine maîtrise des trajectoires, car le nain nous faisait face), que Kalvaire l’électrocute à grand renforts d’éclairs, et que Shizuke se jette sur lui et l’éventre pour dévorer ses entrailles cuites à point par la foudre. D’ailleurs en faisant cela il me donnait faim, ce con.
Le concours continuait. Je n’avais pêché que trente courbines sur les quarante obligatoires.
– Los, tu vois un banc pas loin ?
– Ouais, vingt-cinq mètres au sud-est.
– Parfait. Kalvaire, Fleurette, restez avec moi. Shizu, Los, allez déblayer la zone plus bas. Je pêche ce qui me manque, et je fonce à Baie-du-Butin après !
Ils s’exécutèrent aussitôt, et disparurent bientôt de notre vue. Le vrombissement de mon appât mécanique venait de cesser. Tandis que nous chevauchions vers le banc de pêche suivant, j’en remettais un nouveau sur ma canne. Et ainsi de suite… jusqu’au moment où enfin, j’avais trente-neuf courbines. Il n’en manquait plus qu’une seule ! Mais ce n’était pas la première fois que j’arrivais aussi loin dans le concours… Je savais que ça ne voulait rien dire. Il ne fallait pas me relâcher sous peine de perdre, comme ça m’était déjà arrivé tant de fois avant. Mon cœur battait la chamade. Mon sang putréfié sortait par tous les pores de mon corps décomposé. Mes fluides coulaient sur ma chair à vif.
Ce spectacle n’était pas très appétissant pour les vivants, et Fleurette ne put s’empêcher de m’en faire la remarque.
– Luther, c’est dégueulasse ce que tu fais !
– J’y peux rien ! C’est la seule réaction que mon corps ait face au stress.
– Ouais ben arrête ! C’est vraiment immonde !
– Eh, moi je te dis rien quand tu poses des bouses un peu partout, alors chut ! Me manque plus qu’un poisson ! Quelqu’un voit un banc de courbines ?
J’avais vexé Fleurette, mais tant pis. Kalvaire regardait avec attention, tout en soupirant… Puis il vit quelque chose.
– J’en vois un qui s’est formé un peu plus au nord, mais il y a déjà un pêcheur…
– Horde ou Alliance demandai-je ?
– Horde. C’est un troll.
Et zut ! L’éthique des pêcheurs nous interdit de pêcher dans le même banc qu’un autre pêcheur du même camp. C’est très important. Enfin, dans le principe, car dans la pratique, il n’était pas rare de se faire déranger par des membres de la Horde : ils fonçaient dans l’eau, et faisaient énormément de bruit pour effrayer les poissons… Encore une démonstration du caractère impitoyable de ce concours… De mon côté, c’était quelque chose qui me rendait tellement furieux que j’avais toujours fait en sorte d’avoir une éthique de pêcheur irréprochable !
… Mais là, j’avais vraiment envie de gagner, alors bon, il y a des moments où l’éthique, on s’en fout un peu… Mais je voulais être sûr quand même. Nous nous approchâmes donc de lui.
– Eh, salut le troll… tu pêches pour le concours ?
– Qwa ? Nan, je pêche pawceque j’aime twop les couwbines !
– Ah. Bien. D’accord. Euh… ça te dérangerait pas d’aller pêcher ailleurs ? S’il te plaît ?
– Ca me déwange way ! J’étais là le pwemier ! Pas envie de bouger ! répondit-il sans même bouger la tête, concentré dans son action.
– Euh… Ouais, mais euh… me manque plus qu’un poisson… insistais-je
– Wien à faiwe ! Twouve toi un autwe banc mon pote !
– Bon, ça suffit, intervint Fleurette.
La guerrière se mêla avec force et vigueur au débat. Enfin, plutôt elle se jeta dedans. Sur la partie troll du débat. Et elle l’assomma avec une détermination sans faille. Faute de participants, le débat pris fin.
– Problème réglé. Déclara-t-elle froidement.
Fleu était toujours en rogne, sans doute à cause de ma réflexion de tout à l’heure. Ah, les femmes… elles se vexent vraiment pour un rien. Je pêchais donc mon dernier poisson sans rien dire, en évitant de croiser son regard. Oubliant les bases de la prudence élémentaire, Kalvaire s’approcha de Fleurette.
– Vous n’êtes pas censé être pacifiques vous les taurens ? Contre toute violence gratuite, ce genre de chose ?
– Si, mais là, fallait que je passe mes nerfs sur quelque chose. Tu préfères que je les passe sur toi ?
– Je disais ça comme ça, calme toi ma grande… Susceptible avec ça, hein ?
– Me cherche pas, l’orc !
Le ton commençait à monter, et Fleurette s’apprêtait à réorganiser l’anatomie de Kalvaire dans sa propre armure quand tout à coup…
– CA Y’EST ! JE L’AI ! C’EST LE 40eme !
Je venais de pêcher le dernier poisson. Aucun gagnant n’avait été annoncé pour l’instant. Ce qui veut dire que j’avais mes chances ! Jamais je n’avais été si prêt du but ! Il fallait rentrer tout de suite à Baie-du-Butin !
– Direction Baie du Butin le plus vite possible !
Fleurette lâcha Kalvaire qu’elle avait commencé à étrangler, et nous fonçâmes le plus vite possible vers le port gobelin sur le dos de nos montures. La pluie rendait la vision difficile, mais je commençais à bien connaître cette jungle, ainsi que la direction de Baie du Butin.
Mais alors que nous étions sur la route, les deux humains et l’elfe de toute à l’heure apparurent à nos côtés. Ils ne disaient rien, mais ils étaient aussi tendus que nous. Etrange, on aurait dit qu’ils voulaient éviter l’affrontement… bah peu importe. Par contre, ils se dirigeaient dans la même direction que nous… pour un peu, on pourrait croire qu’ils se dirigeaient aussi au même endroit et… Minute ! Une canne à pêche ! L’elfe avait une canne à pêche ! De mauvaise facture d’ailleurs, à se demander comment elle n’avait pas déjà cassé. Oh non ! Et elle avait… un… deux… trois… quatre … ! c’est pas vrai ! Quatre sacs de dix poissons ! Elle était au même point que moi ! Et merde !
– Fleurette ! Kalvaire ! Opération Marsouin-Libellule-Hippopotame enclenchée ! Tactique brevetée d’Amildur n°634 », dite « la loutre furieuse à poil dru » ! Go go go ! hurlais-je
Ils se regardèrent sans comprendre. Je n’avais pas le temps de jouer à ça.
– Dépecez cette elfe de merde le plus vite possible ! Il ne faut pas qu’elle arrive à Baie du Butin !
– Euh… d’accord, mais et toi ? On te laisse tout seul ? demanda Fleurette
– Je me débrouillerai ! On est presque arrivé de toute façon !
– Entendu !
Et le Kodo de Fleu fit une embardée en poussant les chevaux des humains dans le fossé boueux et détrempé, tandis que le loup de Kalvaire et la panthère de l’elfe commençaient à s’affronter et à essayer de se mordre. Ma monture squelettique fonça et en quelques instants, je me retrouvais seul à arpenter la jungle épaisse de Strangleronce. Ils étaient à deux contre trois, mais j’avais toute confiance en Fleurette et Kalvaire. Ils avaient déjà survécu à pire. Mais pas question de me relâcher : je n’avais pas encore gagné…
Après quelques minutes à chevaucher, j’aperçu le tunnel qui traversait la montagne et donnait sur le port de Baie du Butin. Ma monture s’engouffra dans le tunnel à toute allure malgré les signes des gardes gobelins, les « cogneurs », qui voulaient que je ralentisse.
Une fois de l’autre côté, les cogneurs m’arrêtèrent pour de bon, et je sautais de ma monture. Il faudrait traverser le port à pied. La pluie s’arrêtait enfin de tomber. Les planchers étaient imbibés d’eau. Je cherchais du regard l’organisateur du concours, Riggle Perchappât…
Il était seul ! Ouf ! Ah moins que… Non ! Un gnome s’approchait de lui ! Je ne l’avais pas vu au premier abord. Il avait des sacs de poissons. Pas si prêt du but ! C’est pas vrai !
Puis le gnome s’écroula sur le sol, transpercé par une volée de flèche. J’étais aussi surpris que lui, mais je levais la tête vers le tireur. Los, en haut du mat du bateau-auberge, me fit une révérence, puis il sauta à la mer tandis que les cogneurs lui tiraient dessus avec leurs fusils.
Je continuais ma course vers le maître du concours, subitement plus serein, quoi que toujours très suintant de stress. J’étais à bout d’énergie, quand je vis avec horreur un humain commencer à parler à Riggle. Il était sorti de nulle part, et il avait un sac de courbines. En m’approchant, je saisis les mots « Ca y’est, j’ai pêché les quarantes courbines réglementaires. C’était pas facile, mais j’y suis arrivé, hahaha, donc maintenant, si vous le voulez bien, je… », puis il se redressa, sujet à une raideur étrange, et articula difficilement les mots « je… vais… re…tourner…nager… av… avec… m…m…mes… p… poi… POISSONS !!!! ». Puis, sans aucune logique, et en grimaçant étrangement, comme s’il faisait ça contre son gré, il lança ses sacs de poissons à l’eau, et sauta à leur suite. Je n’y comprenais rien jusqu’à ce que j’aperçoive Shizuke, adossé à une des cabanes, qui me salua l’air de rien.
Vive les prêtres ! Comment avais-je pu ne pas reconnaître un contrôle mental ? … moi qui m’en servais pourtant si souvent…
J’avançais aussi vite que je pouvais, haletant… Puis cette fois, c’était bon. J’étais seul, épuisé, devant le maître du concours de pêche. J’étais incapable de parler. Trop de fluides bloquaient mes cordes vocales. Le gobelin me regarda, ne sachant pas si j’étais un danger ou non, puis il aperçu mon sac de pêche et demanda :
« Et vous ? Vous les gardez ou vous me les donnez vos courbines ? »
En guise de réponse, je lui donnais mon sac, trop épuisé pour dire quoi que ce soit. Il compta les poissons, puis hocha la tête solennellement.
Et alors que Riggle Perchappât prenait mon bras, le levait vers le ciel et proclamait devant tous que j’étais le maître pêcheur, incontestable gagnant du concours de pêche de la semaine, je ne pu m’empêcher de ressentir… disons une certaine fierté, mêlée à l’épuisement. Si j’avais encore été capable d’éprouver des émotions, j’aurais sans doute versé une larme ou deux. La cinquante-huitième fois avait été la bonne !
On ne peut pas dire qu’il y aie eu beaucoup d’applaudissement, en dehors de quelques pêcheurs malchanceux et des habitants du port, mais qu’importe. J’avais rejoins la cour des grands.
Puis, alors que dans ma tête tout était terminé, et que je m’apprêtais à partir, Riggle se tourna vers moi et me posa la question solennelle :
« Bon alors, vous voulez quoi ? L’hameçon « spécial » ou la canne à pêche en arcanite ? »
Et cela me bloqua. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne m’étais à vrai dire jamais posé la question du prix du concours. Le gagner me paraissait déjà suffisant. J’allais prendre la canne à pêche, mais quelque chose me poussa à examiner celle que j’avais déjà… Ma FC-5000… C’était avec elle que j’avais gagné ce concours. C’était avec elle que j’avais fait tous mes essais précédents. Un lien s’était créé entre nous… Je ne pouvais pas la remplacer, pas pour l’instant.
– Il a quoi de spécial l’hameçon ? demandais-je
– Oh, il a été enchanté par des trolls, répondis nonchalamment Riggle. Il permet de se transformer en poisson.
– Quoi ? Mais c’est ridic—
Je n’achevais pas ma phrase. Une curieuse idée venait de me traverser le cerveau déconfit, et il me fallait la vérifier. Je me contentais donc de prendre l’hameçon qu’il me tendait sans rien dire.
Se tournant vers la foule, Riggle déclamât « C’est fini pour aujourd’hui ! Rendez vous la semaine prochaine ! ». Les quelques badauds se dispersèrent, et la vie repris son cours normal jusqu’au prochain concours.
Pour ma part, je descendis sur les quais inférieurs, afin de m’abriter de la pluie, qui reprenait de plus belle. Mon groupe m’y attendait. Los avait pu échapper aux cogneurs, Fleurette et Kalvaire s’en étaient apparemment sorti avec les allianceux, et Shizuke était sorti de l’ombre. Il me demanda :
– Alors ? Quel effet ça fait ?
– Je n’en sais trop rien.
– En tout cas, personnellement, je remets ça quand tu veux ! Ca faisait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé ! intervint Los
Kalvaire et Shizuke approuvèrent de la tête. Tant mieux. S’ils étaient contents, c’était parfait. Fleurette grognait encore un peu, rancunière, mais me félicita quand même pour la victoire, ce qui marqua un terme à notre dispute. M’éloignant du groupe, j’attachais l’hameçon à ma canne à pêche, puis je sautais dans l’eau, sans trop savoir pourquoi. Je fermais les yeux, et je pris l’hameçon dans les mains.
Une impression étrange. Un sentiment indescriptible. Mon corps avait changé. Je rouvris les yeux. L’eau ne me paraissait plus froide. En fait, elle me paraissait bonne. C’était nouveau. Je voulu bouger un peu, et sans comprendre comment, je me suis retrouvé à avancer à toute vitesse d’une vingtaine de mètres. Cela faisait beaucoup d’émotions, et je respirais un coup pour me calmer. Et là, ce fut le choc.
Il faut comprendre qu’un mort vivant n’a plus à respirer. Il ne sent plus le contact de l’oxygen sur ses poumons. Il ne sent plus grand-chose en fait. Et là, là j’étais envahi de sensations. Je sentais l’air, filtré par mes branchies, aller dans mes poumons. Je le sentais alimenter mon corps. Je sentais ça parfaitement. J’étais devenu un poisson, une sortie de piranha, mais mieux que tout, j’étais vivant.
Contre toutes mes attentes, ce concours m’avait fait le plus beau cadeau possible et imaginable. Il m’avait offert un corps vivant. Excité par la redécouverte de sentiments et d’impressions que j’avais oublié, je me mis à nager, nager, nager, encore nager, plus loin, plus vite, à dévorer des petits poissons, à les savourer, oh c’était incroyable. J’avais l’impression de me réveiller d’un long et douloureux cauchemar. Même les couleurs étaient là. Elles étaient… euh… déformées, mais j’étais sûr qu’il ne s’agissait pas de mon noir et blanc habituel.
Puis, je tentais de sortir de l’eau, pour voir. Mais à peine sorti du milieu liquide, l’enchantement se dissipait, et je retrouvais ma véritable apparence. Mon corps de mort vivant. Et les émotions s’évanouirent. Tout redevint glacé et impersonnel. Mais cela avait revigoré mon âme, et je la sentais, plus présente que jamais. Maintenant plus que jamais, je me sentais bien dans ma peau morte.
Et je savais qu’il me suffirait désormais de me plonger dans le corps de ce poisson pour me rappeler que malgré les apparences, malgré ma malédiction, malgré ma condition de non-mort, j’étais bien en vie.
Je vais arrêter là pour aujourd’hui, car il me tarde de retourner dans l’eau. Pour la première fois depuis ma mort, je pense que la vie, et même la mort, vaut la peine d’être vécue. Plus que toutes les promesses de guérison et de rédemption qu’on m’ait faite, c’est l’innocence d’un poisson carnassier et tueur qui m’a rappelé la beauté de la nature et de la vie.
Extraits du Journal de Luther,
Prêtre des ombres, au service de la Dame Noire.