148ème jour – 2eme Partie
Il faut reconnaître que mes camarades étaient doués pour passer inaperçus, en dépit des apparences.
J’avais du mal à distinguer Amildur : il avait pris sa forme de félin, et recouvert son pelage de neige. Blanc sur blanc. Pareil pour Telynoar qui était presque invisible. Heureusement, la robe de sorcier d’Amiporter, grâce à ses teintes pourpre-fushia, me permit de suivre l’avancée du groupe avec beaucoup de précision. Même à plus d’un kilomètre de distance, on le voyait encore. Ne voulant pas tout rater de la fête, j’envoyais mon esprit dans le corps de Tely, afin de pouvoir voir par ses yeux. On avait déjà bossé en équipe, donc elle ne fut pas surprise de ma soudaine présence dans sa tête. C’était une technique pratique, mais qui laissait mon corps sans défense. Je me creusai donc un trou, et m’ensevelit complètement avant d’utiliser ma magie. C’est pratique parfois d’être déjà mort : l’hypothermie, c’est pour les autres.
Tely et Ami avançaient lentement, sans faire de trace, pendant que ce balourd de Porter laissait un marquage énorme. Il aurait porté une pancarte géante et secoué une cloche en criant « youhou, je suis là », que le résultat aurait été le même. Arrivés à une dizaine de mètre de l’entrée de Forgerfer, le démoniste se fit immédiatement repérer par les gardes extérieurs… et se fit tabasser à mort. Je fus surpris de constater que ni le druide ni la voleuse ne l’aidaient face à ses agresseurs. Ils restaient camouflés, et n’avaient rien laissé savoir de leur présence. Visiblement, ils avaient prévu ce cas de figure. Porter, en revanche, ne comprit pas ce qui lui arriva. Une fois qu’il fut suffisamment amoché, les gardes le laissèrent pour mort et retournèrent à leur poste. Amildur s’approcha et tira le corps de Porter un peu à l’écart dans des buissons. Il était entre la vie et la mort. Mais d’avis d’expert, il penchait largement plus vers le deuxième côté. Le druide fit un signe de tête entendu à Telynoar, qui sortit son défibrillateur portable et tenta de stabiliser Porter. Mais après deux ou trois essais, il ne se passa rien.
– C’est à cause de la neige. Ca fait de l’humidité, et mon appareil ne marche pas à cause de ça, expliqua l’orc.
– T’es sûr que même sans la neige il aurait marché ?… rétorqua Amildur, sceptique.
– Ben, sans la neige, on aurait eu une chance sur deux. C’est déjà pas si mal.
– Mouais. Bon, je me doutais qu’il fallait pas se fier à ça. Appelle Luther. C’est là qu’il entre en jeu.
– Ok. Je vais le chercher.
« Pas la peine, j’ai tout entendu, j’arrive. » répondis-je dans la tête de Tely.
Je sortis donc de mon trou, et me dirigea prudemment vers la planque du petit groupe. Je ne tenais pas à me faire repérer aussi facilement que le démoniste. M’être auto enseveli m’avait donné un camouflage précaire, mais bon, c’était toujours mieux que rien. Ce qu’Amildur attendais de moi ? Ca, c’était la question ! Une fois arrivé, j’eu ma réponse, qui était à peu prêt ce que je craignais.
– Je suis là JUSTE pour le ressusciter ?! m’indignais-je
– Oui. C’est exactement ça. Confirma Tely.
– J’aimerai quelques explications supplémentaires en ce cas, parce que je suis déjà à deux doigts de déserter tellement je sens que ça va foirer ! Alors maintenant, vous me dites tout sinon je mets vraiment les voiles ! J’ai pas peur de mourir, mais j’ai pas non plus envie d’être encore plus amoché qu’actuellement ! Et vous ne savez pas à quel point c’est difficile de cicatriser quand on est déjà mort.
Amildur, qui avait repris forme bovine entre temps, attendis que mon petit accès de colère passe. Une fois que je fus calmé, le druide me répondit calmement.
– Il est impossible de le faire entrer vivant. Mais on a remarqué que dans le coma, il attire (curieusement) beaucoup moins l’attention. Donc l’idée, c’est de traîner son corps pour l’infiltrer discrètement, et après, on le ranime.
– Si je le ressuscite, il ne sera ni mort, ni dans le coma. Y’a pas comme un défaut dans ton plan ?
– Il ne sera plus mort, c’est vrai. De là à dire qu’il sortira aussi du coma, j’en suis pas si sûr : tu es un prêtre de l’ombre, pas un guérisseur ! Et vous êtes nuls dès qu’il s’agit de soigner les gens. Nan, mais sans blague, la dernière fois que j’ai vu Erinye ressusciter quelqu’un, le pauvre a mis une semaine à sortir du mal de résurrection. Il était à peine plus vif qu’un zombi !
Erinye était une collègue prêtresse de l’ombre, réprouvée tout comme moi. Je lui demandais fréquemment conseil pour m’améliorer, et ça m’avait presque toujours réussi.
– Donc, vous attendez de moi que je le ressuscite MAL, de façon à ce qu’il soit techniquement « vivant », mais complètement inconscient ?
– Oui. J’aurais pu le guérir aussi, intervint Amildur, mais il risquerait d’être trop en forme. Je le ferai seulement une fois qu’on aura franchi les lignes ennemies.
Je regardais alternativement l’orque et le tauren, espérant naïvement que l’un des deux allait me dire qu’il s’agissait d’une blague avant de m’énoncer le VRAI plan. Hélas pour moi, Amildur fixait le vide, et Telynoar le sol. Les deux semblaient un peu gênés pour tout dire, et attendaient. Et moi, j’étais abasourdi. Ce plan était tellement foireux, compliqué et improbable qu’il méritait sans conteste le label « Bloodlust ». Mais voyant dans leur regard qu’ils étaient bel et bien sérieux malgré tout, je laissais tomber et m’exécutais.
Amildur avait vu juste cela dit : sitôt la résurrection terminée, Amiporter se leva d’un coup, puis retomba dans les pommes. Je ne pensais pas que j’étais devenu aussi mauvais en soin avec le temps. Pourtant, même pour les prêtres de l’ombre, l’utilisation de la magie curative faisait partie du cursus scolaire si j’ose m’exprimer ainsi. C’est juste qu’on y passe peu de temps vu que de toute façon on est mauvais à ça. Pourquoi s’attarder sur ses lacunes ? Autant privilégier ses points forts !
– Il est vivant ? s’assura Amildur
– Ouaip, il l’est. Pas dans un bon état, mais il est vivant, confirma Telynoar.
– Bon. Parfait. J’adore quand un plan se déroule sans accroc.
– Eh ben qu’est ce que ça serait s’il y avait des accroc, murmurais-je à moi-même, peut-être un peu trop fort..
Le druide plaça son visage à quelques centimètres du mien, et me fixa de ses yeux à la fois calmes, et en même temps atrocement perturbants. Comme si une tempête pouvait éclater à tout instant.
– Mmmm ?
– Non, rien. Réussi-je à répondre, non sans laisser perler quelques gouttes de fluide corporel sur mon front.
Le tauren fit donc mine de n’avoir rien entendu, et continua :
– Tu vas nous attendre ici Luther. Une fois « à l’abri », dans la cachette que nous avons repéré, nous commencerons les invocations. D’ici là, planque toi. A moins que tu ne préfères nous accompagner dans l’infiltration ?
Je ne suis pas un lâche, mais il y a un moment où il faut savoir éviter le danger. Et contrarier un tauren de plus de deux mètres de haut déjà passablement énerver était sans l’ombre d’un doute un danger important. Et quand en plus c’est un officier de guilde, je vous raconte même pas… abdiquer semblait donc le comportement le plus propice pour prolonger mon existence.
– N-Non chef. O-Oui chef Amildur.
Il se détourna de moi, retourna vers Tely et Porter, puis repris sa forme de félin. Et le groupe disparut juste après dans les profondeurs de Ironforge. J’ai toujours compris comment ils ont réussi leur infiltration sans se faire repérer, mais le fait est là : ils l’ont fait.
Il s’est passé deux heures pendant lesquelles je n’ai eu aucune réponse de leur part, à attendre dans le froid et la neige. J’ai cru pendant un moment qu’ils avaient raté leur coup, et puis j’ai d’un coup senti qu’on m’appelait. Pas comme quand quelqu’un crie votre nom du haut d’une colline, non. Plutôt comme quand une voix vous appelle depuis… eh bien depuis vos entrailles. Bon, dans mon cas, la métaphore est peut-être mal choisie puisque je peux y plonger la main sans sourciller et vérifier qu’il n’y a rien d’autre que la boyasse habituelle, mais l’idée est là : un appel de l’intérieur. C’est toujours cette sensation qui apparaît lorsque l’on est invoqué. Je fermais donc les yeux et répondit à cet appel. Mon être tout entier fut aspiré. J’ignore ce qu’il se passe exactement lorsque l’on est invoqué. Certains mages et démonistes disent que cela revient à déplacer un individu dans le néant distordu pendant une brève seconde, puis à le récupérer pour l’amener sur le lieu de l’invocation. Dans l’ensemble, c’est assez déstabilisant, mais pas insupportable. Au moins, on est pas gelé à l’arrivée.
Lorsque je rouvris les yeux, le décor avait changé. Adieu les pleines enneigées de Dun Morogh, et bonjour l’ambiance chaleureuse d’Ironforge. Quand je parle de chaleur, je fais référence à la Grande Forge qui sert autant de chauffage central à l’ensemble de la forteresse qu’autre chose. C’est sûr, elle impressionne. Mais en terme de fonctionnalité, que d’énergie gâchée pour pas grand-chose. Typique des nains.
J’explorais du regard la salle où nous étions. Il s’agissait d’une maison abandonnée située non loin de la forge justement. Une maison richement décorée, et anormalement spacieuse d’ailleurs. Jamais je n’aurais cru qu’il existait des demeures pareilles dans une ville creusée dans une montagne ! Et encore moins qu’elle soit abandonnée. Et la salle se remplissait vite : je n’avais pas été le premier invoqué. Myrdinn et quelques autres étaient déjà là, ils s’activaient à distribuer potion, nourriture, enchantement et… caisses de camouflage.
– Luther ! Viens ici ! Allez hop, prend ta caisse, comme tout le monde.
– Oui chef… soupirais-je.
Je pris ma caisse, maugréa du fait qu’elle soit un peu grande pour moi, et une pensée me vint subitement. Pris de panique, je regardais les autres caisses, les unes après les autres. Et là, ce que je découvris me plongea dans une inquiétude non dissimulée. J’en parlais donc directement au chef de guilde.
– Euh, chef Myrdinn ?
– Luther, pas besoin de m’appeler « chef ». Nous sommes des réprouvés, pas des orcs, des taurens ou des trolls ! Tu peux m’appeler monseigneur, ou maître, ça suffira amplement.
– Comme tu veux monseigneur Myrdinn. Je voulais juste savoir…
– Oui ?…
– … c’est normal que les caisses soient toutes identiques ? …
– Evidemment, on en a acheté un lot entier aux gobelins ! Elles sont toutes pareilles ! Comme ça on est sûr de pouvoir se faire passer pour un contingent de caisses à fourrures. En plus, ça a facilité la création des déguisements…
– Ben, en fait c’est pas les déguisements qui m’inquiètent. C’est plutôt l’association des déguisements et des déguisés.
Myrdinn prit en note ce que je venais de dire, et regarda l’ensemble de la salle à son tour. Amiporter invoquait à plein régime : du tauren, de l’orc, du troll, du mort-vivant. Et de l’autre côté, toutes les caisses, achetées, testées et approuvées par Papayou, un des voleurs trolls. Et là, enfin, je vis au regards de notre chef de guilde qu’il comprit où était le problème.
– Oh. Dit-il
– Bah oui. Confirmais-je.
– Y’a un problème ? demanda Amildur en s’approchant.
– Vous avez essayé les déguisements ? lui demanda Myrdinn.
– Oui, Papayou s’en est chargé, c’était pile la bonne taille pour lui.
Et en effet, Papayou se déplaçait avec beaucoup d’aisance sous sa caisse. De même que tous les autres trolls. Les Orcs, quand à eux, beaucoup plus larges d’épaules, avaient forcé et réussi à se coincer dedans. Ils ne rampaient pas trop mal, mais impossible d’être plus mobiles que ça. Les Taurens se posaient la caisse sur la tête, ce qui la remplissait déjà pas mal, mais pour le coup, ils ne voyaient plus rien et avançaient à l’aveuglette. Et pour les morts-vivants, c’était plutôt l’inverse, la caisse était presque trop grande, et ils avaient du mal à avancer silencieusement sans la cogner d’un côté où de l’autre, en la soulevant à bout de bras.
Quand on sait qu’il n’y avait que quelques trolls en tout et pour tout dans le raid, on en vient à la conclusion qu’environ 85% des déguisements n’étaient pas à la bonne taille. Et au bout de cinq minutes, l’ensemble du raid en était venu à cette même conclusion, et tout le monde fixait de façon insistante les organisateurs et officiers, qui eux fixaient nerveusement le sol. Personne n’osait dire quoi que ce soit, et le silence mettait tout le monde mal à l’aise. A ce moment précis, notre attaque surprise semblait plutôt mal engagée.