103ème jour – 1ere partie
Ah, quelle incroyable journée ce fut aujourd’hui… J’écris ces lignes en essayant de ne pas tremper le journal, car je dégouline littéralement. Je viens de nager pendant plus d’une heure, et s’il je n’avais ce besoin impérieux de tout noter tant que j’en suis capable, je nagerais encore !
Je crois que je me suis rarement senti aussi vivant qu’actuellement ! D’ordinaire, mon âme tourmentée ne goûte pas beaucoup au bonheur. La souffrance, la peine, la désolation : ça, je connais. Par cœur. Mais ce que je ressens actuellement… comment dire ?… par où commencer ?… Reprenons par le début de cette surprenante journée. Les mots me viendront peut-être ensuite.
Pour faire simple, toute créature qui vit, ou qui non-vit, a besoin, de temps en temps, de se détendre et de se défouler. Chacun son exutoire. Pour certains, ça sera le meurtre gratuit, et pour d’autre la torture. Pour moi, c’est la pêche. Ce qui, techniquement tient un peu des deux. En tout cas, de l’avis des poissons.
Ah, pêcher… activité aussi futile que plaisante !
On jette une ligne dans l’eau, en attendant qu’un stupide animal vienne mordre dedans, puis on le sort de l’eau, son milieu naturel, et on le laisse se dessécher et périr à petit feu sur la plage, sans le moindre espoir de salut, en proie à une mort aussi douloureuse qu’inévitable.
Tant de poésie !
Je ne sais pas si je préfère l’asphyxie des poissons ou la lente agonie des amphibiens qu’on expose sous un soleil de plomb, ou encore la fin des molusques qui se tortillent dans tous les sens au fur sur le sable tout en durcissant lentement. Dans tous les cas ça m’éclate, et c’est ça l’important. La pêche est peut-être l’une des clés qui m’empêche de devenir un psychopathe accompli comme le sont déjà bon nombre de réprouvés. Ou peut-être pas ? Peu importe.
La seule chose qui compte, pour moi, c’est bien de pêcher le plus et le mieux possible ! C’est pour ça que lorsque le concours de pêche a été lancé à Strangleronce, j’ai tout de suite voulu y participer. Je ne suis pas très porté sur la compétition, mais pour une fois, j’ai fait une exception. Nat Pagle est peut-être le meilleur pêcheur vivant d’Azeroth, mais la place du meilleur pêcheur mort restant à prendre, je ne vois pas pourquoi je ne la comblerai pas. Bon, d’accord, c’est peut-être un peu arrogant de ma part, mais au moins, moi, je ne cherche pas à devenir le plus grand meurtrier sociopathe de tous les temps, donc l’Histoire ne devrait pas me donner un trop mauvais rôle.
Le principe du concours était simple : une fois par semaine, des poissons spéciaux, les « courbines », étaient lâchés dans toute la baie de Strangleronce. Le premier à en pêcher quarante et à les ramener à Baie-du-Butin était sacré Maître Pêcheur, et recevait également un prix. Sans ce titre, on ne pouvait espérer être reconnu par les autres pêcheurs. C’était la marque qui séparait l’amateur du véritable pêcheur.
Je ne sais plus combien de fois j’ai participé à ce concours avant aujourd’hui… Quinze fois ? Vingt fois ?… La vérité, c’est que j’y aie participé cinquante sept fois, et que ce fut cinquante sept échec. Au début, j’ai échoué par manque de connaissance des lieux, ensuite par manque d’expérience de la pêche, et enfin, j’ai échoué par manque de culture géopolitique et sociale.
Ce dernier point pouvant sembler obscur au profane, il me faut le détailler d’avantage : un seul concours par semaine. Un seul gagnant. Et des dizaines de perdants. Des dizaines de mauvais perdants… Aussi, pour devenir le prochain gagnant, tout le monde fait ce qui est nécessaire. La fin justifie les moyens ! Et ce qui n’était à la base qu’un inoffensif concours de pêche lancé dans le but avoué d’attirer du monde pour renflouer les caisses des tavernes de Baie-du-Butin devint progressivement la plus grande arène ouverte du continent, avec ses boucheries, ses coups dans le dos, et ses ramasseurs de cadavres. Strangleronce est peut-être devenue la région la plus dangereuse de tout Azeroth en partie à cause de ça. Même Silithus semble hospitalière à côté.
Mais revenons à aujourd’hui. Aujourd’hui, c’était le premier concours de pêche de l’année. Il faisait froid, et la fête du voile d’hiver était à peine terminée. Il pleuvait beaucoup. Avec un peu de chance, il n’y aurait pas beaucoup de participants. J’avais tout prévu ! J’avais pris mon meilleur cheval pour arpenter les plages, fabriqué personnellement des appâts grâce à mes talents d’ingénieur, pris ma canne à pêche fétiche, la FC5000, conçue par Nat Pagle le pêcheur de l’extrême lui-même… et surtout, j’ai pris tout mon attirail de combat, et ramené quelques amis Bloodlust pour former une escouade de choc !
Mais comme avec tout Bloodlust qui se respecte, le briefing avait posé quelques problèmes…
« Luther, tu ne crois pas que tu exagères un petit peu ? Je sais bien que ce concours te tiens à cœur mais… hum… c’est un concours de pêche non ? Je ne vois pas bien à quoi on va servir… »
Celle qui venait de parler était Fleurette. Derrière ce nom apparemment inoffensif se cachait l’une des meilleures guerrières que je connaissais. Quand je dis « se cachait », c’est vraiment façon de parler, car il est difficile de cacher une Taurène. Et par extension, il est encore plus difficile de cacher un tauren mâle. Fleurette avait répondu à mon appel par amitié, mais je sentais qu’elle le regrettait un peu. Il allait falloir vite dissiper ses doutes.
« On va servir à attirer les bons poissons ! Et aussi à faire peur aux mauvais poissons ! Une tâche parfaite pour Shizu, ça ! HAHAHA ! »
Ca, c’était Los. Un chasseur orc au sens de l’humour plutôt discutable. Mais bon, il était disponible ce jour là, donc je l’avais quand même pris dans le groupe.
« Ta gueule Los. »
Cette laconique réponse avait été lâchée par Shizuke, un confrère prêtre réprouvé, qui avait des pulsions meurtrières à assouvir d’où sa présence dans mon groupe ce jour là : lui savait pourquoi j’avais besoin d’aide. En fait, ça faisait un petit mois qu’il me rejoignais lors du concours, donc il avait plus d’expérience que les autres.
« Calmez vous, gardez votre énergie pour plus tard. »
Et ce bon conseil fut prodigué par le dernier membre du groupe, le Shaman orc Kalvaire, dont la sagesse n’avait d’égale que la maladresse.
Le groupe suivit son conseil, et fit silence. J’y avais réfléchi longtemps, mais je crois que j’avais trouvé les mots justes pour les convaincre. Vu que c’était Fleurette qui avait le plus de doutes, c’est à elle que je me suis adressé avant tout.
– Tu penses qu’il ne s’agit que d’un concours de pêche. Un inoffensif concours de pêche, entre gens civilisés qui jettent des flotteurs à la mer, c’est bien ça Fleurette ? »
– Hum… oui ? répondit la taurène incertaine
– Malheureusement, c’est tout sauf ça ! En ce lieu, en cette heure, il y a beaucoup plus de danger qu’il n’y parait. Certes, la pêche est le prétexte de ce rassemblement. Mais tous les participants veulent gagner, et le règlement en vigueur, c’est « tous les coups sont permis » ! Tu te rappelles les doux affrontements entre Southshore et les moulins de Tarren ?
Fleurette réfléchi. C’était une guerrière. Si la réflexion rapide avait fait partie de leurs talents, on l’aurait su depuis longtemps. Mais son corps avait une meilleure mémoire, et la simple évocation de ces batailles ravivaient certaines douleurs.
– Mmmmoui… mais…
– Eh bien ça n’a rien à voir ! Au moins aux moulins, on jouait franchement ! Un groupe, contre un autre groupe. Ca donnait une belle mêlée, et y’avait plein de morts, en deux mots c’était magnifique. Tandis qu’ici… Ici c’est beaucoup plus sournois. Beaucoup plus agressif ! Y’a des groupes d’allys planqués partout qui n’attendent qu’un moment d’inattention pour fondre sur vous et vous égorger tels des murlocs affamés ! … Bon, les murlocs n’égorgent peut-être pas. Ils font surtout « Arourlrlrl ! ». Mais vous saisissez l’idée. Qui a déjà pêché dans le groupe ?
Un silence me répondit.
– D’accord. Sachez une chose : quand on pêche, on ne fait rien d’autre. Question de philosophie. Même si on peut faire autre chose dans la pratique, ça ne se fait pas, c’est tout. On est donc vulnérable. Et pour faire simple, j’en aie un peu ras le bol de me faire éclater pendant que je pêche tranquillement !
– En somme… on est tes… gardes du corps ? demanda Kalvaire, un brun incrédule
Aïe ! Personne ne voulait être garde du corps. Tout le monde connaissait leur destin funeste : protéger quelqu’un, laisser la personne mourir, se faire virer, sombrer dans l’alcoolisme, crever au fond d’une ruelle. Il fallait donc dissiper ça, et vite !
– Tu vois ça sous le mauvais angle Kalvaire, intervint Shizuke. On ne va « garder » personne. On va juste massacrer à tout va en nous rendant en plus utile, puisque ça va lui dégager le terrain. On fait une Bonne Action ! Le Grand Père Hiver serait fier de ça !
J’étais bouche bée, et le reste du groupe aussi. Mais l’argumentaire pervers de Shizuke avait eu l’effet escompté : il avait renvoyé l’image du garde du corps loin dans les abimes du néant. Et comme Fleurette et Los croyaient au Grand Père Hiver, ils avaient maintenant un grand sourire. Je repris la parole.
– C’est à peu prêt ça. Comme l’a dit Shizu. J’ai besoin de vous pour dégager la zone : Kalvaire, comme on va se balader sur les plages, il faudra que tu demandes aux éléments de nous permettre de marcher sur l’eau.
– Ca ne devrait pas être un problème Luther, me répondit le Shaman
– Los, tes talents d’éclaireurs seront utiles pour ne pas tomber en embuscades ! Oh, et tant que tu y es, tu pourras me dire où sont les bancs de poissons. Continuais-je
– J’ai le droit de tirer sans sommation ? testa le chasseur
– Oui, tant que ce n’est pas sur un hordeux. Me tournant vers la guerrière : « Fleurette, il faudra que tu te charges d’exploser la tête de nos adversaires et de protéger les nôtres. »
– Compris. Tu peux compter sur moi pour ça !
– Et Shizu… ben lâche toi, massacre comme tu sais si bien le faire, et essaie de soigner le groupe au passage.
– C’est obligé ça, le soin ?
– J’ai juste dit « essaie » !
– Ok, ça me va alors. Acquiesça le prêtre.
– Bon, écoutez le groupe, on va plonger dans une fosse aux requins. Restez en alerte. Ne faites confiance à personne. Aiguisez vos armes. Préparez vos sorts, et plus que tout : laissez moi pêcher !!!
Le briefing terminé, les esprits étaient motivés, et notre petit groupe se rendit sur une plage au sud de Grom’Gol. Je savais d’expérience que c’était le meilleur endroit : des plages un peu inaccessibles, pleines de Nagas, donc peu fréquentables. Mais aussi bourrées de courbines, le fameux poisson du concours !
Il ne restait plus qu’une chose à faire : attendre le début du concours… et cette fois, le gagner enfin !