62ème jour – 1ère Partie
Cela fait déjà deux mois que je tiens ce journal, et je réalise aujourd’hui n’avoir rien écrit concernant mon passé. Qui je suis. D’où je viens.
Mais peut-être est-ce parce que je préfèrerai l’oublier en fait ?
Mais de toute façon, à quoi est-ce que ça pourrait bien me servir de me rappeler ce que j’étais ?
Du temps où j’étais encore humain…
Du temps où j’étais encore vivant…
Du temps où Luther n’était pas encore mon seul nom…
A l’époque, je vivais à la capitale du royaume de Lordaeron, avec mon père et mes frères. “Vive le roi Menethil” disions nous… et aussi bien sûr “vive le Prince Arthas”. Si seulement nous avions su alors… mais qu’est ce que ça aurait changé, au bout du compte ? Probablement rien.
Les souvenirs de mon ancienne vie me hantent fréquemment. Ceux de mes derniers jours…
Je me revois encore ce matin là. C’était une journée splendide. Le ciel était d’un bleu profond, il n’y avait pas le moindre nuage. Il faisait chaud. La chaleur du soleil sur ma peau me semble si lointaine. Lordaeron était en effervescence. Tout le monde était dans les rues, à faire la fête. Car la nouvelle avait résonné dans toute la ville ce matin là :
« Entendez la nouvelle ! Le Prince Arthas est de retour ! Son expédition a vaincu le Fléau ! Accueillez-le et fêtez-le comme il se doit ! »
J’étais avec mes deux frères lorsque la nouvelle retentit.
– Dépêchez tous les deux ! Je veux assister à la parade qui fêtera son retour ! déclara mon frère ainé.- Nab, y’aura à manger ? lui demanda mon cadet
– Oui Ax, t’inquiète pas, le rassura-t-il avec tendresse
– Ouiiii !
Mes deux frères, Astenaban, dit « Naboo » et Axelus.
Astenaban était un jeune guerrier, agé alors de vingt-quatre ans. Il s’était engagé trois ans plus tôt dans l’armée de Lordaeron, autant par envie de défendre la patrie que par provocation vis-à-vis de notre père. Ce fut d’ailleurs un succès : père et lui avaient arrêté toute communication après son enrôlement, et ils s’évitaient autant que possible. Mais Naboo trouvait toujours un moment pour venir voir ses petits frères… enfin, surtout Ax en fait.
Axelus n’avait alors que quatorze ans. Il aurait vendu son âme pour de la nourriture. Peut-être l’a-t-il fait d’ailleurs ? Qui sait… Il semblait idiot à première vue, mais il ne fallait pas s’y fier. Il avait simplement compris que d’agir comme un enfant lui conférait certains privilèges auquel il n’avait pas l’intention de renoncer avant un moment. Mais à côté de ça, il avait un bon instinct, et comprenait vite les choses.
– Naboo, est-ce qu’on va chercher Thomper ? Il va être fâché s’il rate le défilé non ?
– Hmm… Je crois pas que ça soit une bonne idée. Tu sais bien qu’il déteste la foule.
Notre père était le mage Andorius Wiseman, mais la famille et les amis l’avaient surnommé “Thomper”, à cause d’une blague idiote, qui ne m’avait jamais fait rire… un quiproquo énervant et si représentatif de l’humour paternel que je ne souhaite l’expliquer dans ce journal.
– Tant pis. Je lui ramènerai quand même des choses à manger !
– Si tu veux Ax. abdiqua Naboo
Puis se tournant vers moi, comme j’étais à la traîne, il ajouta :
– Allez l’éclopé, plus vite ! Tu ne vas pas laisser Ax te dépasser quand même, hein ? me nargua Naboo.
– Je ne suis pas éclopé… Répondis-je à faible voix en grognant, tout en essayant de les suivre.
Mais ils courraient trop vite, et je me fis vite distancer. Finalement, je m’arrêtais quelques instants pour reprendre mon souffle.
Non, je n’étais pas éclopé. Je n’étais pas malade non plus. J’étais juste terriblement faible. Une faiblesse physique qu’on avait eu beaucoup de mal à expliquer. Astenaban se moquait régulièrement de moi, et la plupart des gens me prenaient en pitié. Je me sentais terriblement inutile. Père, étrangement, faisait preuve d’une douceur véritable à mon égard. « Tu es celui qui ressemble le plus à ta mère » m’avait-il dit un jour. Au moins ce n’était pas de la pitié, mais pour être franc, ça ne m’aidait pas beaucoup.
Que pouvais-je donc faire ? Les métiers physiques m’étaient simplement impossibles. J’étais terriblement pâle, et j’avais des difficultés à respirer. La moindre blessure prenait tout de suite des proportions énormes. Ce qui est amusant, c’est que je parais plus vivant à présent que je suis mort que lorsque j’étais encore en vie. Avec le recul, il me semble vraiment que tenir compagnie aux autres était ma seule utilité. Je n’étais qu’un poids mort. Au moins Axelus pouvait aider l’entourage, même s’il était encore jeune. Il ne cessait de courir partout, et de manifester son désir de rejoindre à son tour les armées de Lordaeron, mais il lui faudrait attendre encore quelques années pour cela.
Je me rappelle encore du regard de père à son égard. Il voyait Astenaban en Axelus. Les deux étaient si semblables qu’il aurait de toute façon fallu être aveugle pour ne pas s’en rendre compte. C’était à la fois à sa grande fierté, et aussi son plus grand désespoir.
Juste après l’entrée d’Astenaban à l’académie militaire, père avait pris sur lui de m’enseigner la voie des arcanes. Mais je montrais plus de talent à bricoler qu’à pratiquer la magie. Malgré tout, il continua pendant plusieurs années, inlassablement, de m’enseigner la théorie des arcanes. En fait, la théorie, ça allait plutôt bien. C’est à la pratique que ça se corsait : j’étais incapable de rassembler et manipuler les énergies élémentaires… Pourtant, il croyait voir « du potentiel » en moi. Il ne se trompait pas complètement, mais il ne devait pas se douter que j’aurais plus de potentiel mort que vivant.
Voyant que je n’arrivais pas à les suivre, Axelus revint vers moi, et attendit, me fixant de ses grands yeux curieux. Cela m’énerva.
– Tu veux mon portrait ? Arrête de me regarder comme un ahuri !
– T’es déjà fatigué ? Tu préfères rentrer ? demanda mon petit frère inquiet
– Dégage. Quand j’aurais besoin de toi, je te le ferai savoir !
Axelus, déçu, perdit son éternel sourire et repartit vers Astenaban. Cet échange résumait bien notre relation. Il s’inquiétait sincèrement pour moi, mais tout ce que je trouvais à faire c’était lui crier dessus. Sa validité, son énergie et sa gentillesse m’insupportaient. Du haut de mes dix-neuf ans, j’étais bien amer…
A cause de la fatigue, je choisis ce jour là de ne pas rejoindre mes frères, et je rentrai directement chez moi. On raconterait par la suite que le défilé de retour du Prince Arthas était la plus belle fête que Lordaeron aie connu. Ce serait également sa dernière, même si à ce moment là, personne ne pouvait l’imaginer.
Une fois à notre maison, j’y aie trouvé notre père absorbé par ses travaux. Son bureau était encombré de tout un fatras de fourbi magique. Lui qui détestait les regroupements de foules avait préféré s’enfermer toute la journée plutôt que de sortir. J’avais essayé de ne pas faire de bruit en rejoignant ma chambre, mais je n’étais pas aussi discret que je l’imaginais car père, sans lever le nez de son bureau, m’interpela :
– Je n’ai même pas droit à un salut de ta part fiston ?
– Excuse-moi, père. Je ne me sens pas très bien.
Il soupira. Il soupirait tout le temps dès qu’on en venait à parler de ma santé. Il se leva, et me montra un objet sur son bureau. Je le reconnu sans peine : c’était l’écureuil mécanique que je m’étais amusé à fabriquer pour les enfants du quartier. Père continua :
– La petite Mélinda est venue apporter ça tout à l’heure, en demandant si tu pouvais le réparer. J’ai essayé moi-même, mais tous ces rouages… c’est bon pour les nains ou les gnomes. Moi je n’y comprends décidément rien !
– Je vais le faire père, ne t’inquiète pas. C’est la seule chose que je sache faire de toute façon.
Un nouveau soupir.
– Tu as hérité de la fragilité de ta mère, c’est un fait. Mais ce n’est pas une raison pour te lamenter.
– Ma mère… Tu sais que je n’ai presque pas de souvenir d’elle.
– Oui… je sais… répondit mon père, les yeux humides.
Chaque fois qu’on parlait d’elle, son regard était plongé vers le passé. Mère était femme douce à ce que j’avais compris. Sa mort, à la naissance d’Axelus, avait plongé mon père dans le chagrin. Mais il avait su le surmonter, comme il l’avait toujours fait. Et ensuite, il avait fait en sorte de nous élever de son mieux, avec une douceur empreinte d’une juste sévérité… Il n’y avait que son sens de l’humour qui m’avait toujours laissé de glace.
– Ne t’inquiète pas fils. Me rassura-t-il Je sais que ça te travaille de n’être pas aussi fort que tes frères. Mais ce n’est pas ça le plus important. La force, c’est juste bon pour épater la galerie ! Tu vois, dit-il en montrant le jouet, voici un domaine où tu es le meilleur. Tes frères sont loin de t’égaler pour ça ! Au voile d’hiver dernier, lorsque j’ai vu que la plupart des enfants jouaient avec tes… « bidules », et que leurs parents ont demandé si tu pouvais en fabriquer d’autre, j’étais vraiment fier de toi. Je le suis toujours. Aie plus confiance en toi. Je suis sûr que tu auras un destin vraiment spécial !
– Ton père aussi était fier de toi lorsque tu es devenu mage ?
– Euh… c’est-à-dire…
C’était mesquin de ma part. Je savais très bien ce qu’il en était. Mon grand-père s’appelait Arthus Wiseman. C’est lui qui a sorti notre famille de l’anonymat. C’était un guerrier, qui avait fait parti de l’armée de Stormwind durant les deux premières guerres. Il était malin, et avait vite gravi les échelons. A la fin de la deuxième guerre, il s’était rangé et était devenu un marchand, spécialisé dans le commerce des armes. Il avait su montrer à ses concurrents que même s’il avait rangé son épée, il savait se battre sur bien d’autres terrains, et nombreux étaient ceux à qui il inspirait le respect, et la crainte.
Nous ne faisions pas partie de la noblesse, mais ce n’était qu’un détail : grâce à la fortune de mon grand-père, notre famille avait pu faire ce qu’elle souhaitait. Mon oncle Larniel avait pu rentrer dans les ordres, et mon père avait ainsi pu rejoindre, brièvement cela dit, les rangs du Kirin Tor et devenir un mage… et c’était là que les relation père-fils entre lui et mon grand père s’étaient compliquées.
Les deux arrêtèrent de se parler pendant plusieurs années suite à cela : mon grand père détestait les mages, à cause de l’arrogance avec laquelle ils traitaient la plupart des non-mages. Mais qu’ils l’admettent ou non, Arthus et Andorius, avaient beaucoup en commun, à commencer par un goût immodéré pour les femmes. Toutes les femmes.
Ce fut après avoir séduit une gnome du nom de Zangara que mon père fut « écarté » du Kirin Tor. La secte de mage, qui avait toujours considéré mon père comme un parvenu, n’avaient été que trop contents de trouver un prétexte pour s’en débarrasser. Mais curieusement, cela ne lui avait fait ni chaud ni froid. Il s’en fichait. Il avait appris assez auprès du Kirin Tor pour continuer son apprentissage seul. Il avait toujours été un autodidacte convaincu. Et sa puissance n’était pas à démontrer.
– … disons que ton grand-père était une tête de mule. Au fond de lui, il était sans doute fier, mais il avait beaucoup de mal à le montrer. Tu vois ce que je veux dire ?
– Oui. répondis-je afin de couper court à la conversation. Je vais monter me coucher si tu veux bien.
– Entendu. Repose toi bien mon fils.
« Je suis sûr que tu auras un destin vraiment spécial » avait-il dit… On pouvait dire ça oui.
Qu’il se sente fier de ses deux fils forts et valides, c’était normal. Qu’il le soit envers moi… malgré ses explications bancales, ça restait un mystère. Et en tout cas, il ne l’était pas réellement à cause de mes talents en ingénierie. Il avait essayé de rester poli, mais n’avait pu se retenir de traiter mon jouet de « bidule ». Il détestait l’ingénierie au fond de lui…
Et pourtant, malgré ma faiblesse physique évidente, et malgré mon goût pour cette discipline, père a toujours fait preuve de plus de tendresse pour moi que pour ses autres fils. Parce que je ne souhaitais pas prendre les armes peut-être ? A vrai dire, je ne voyais pas vraiment quelle voie je pouvais suivre. Je ne croyais en rien, et surtout pas en moi-même. L’esprit rempli de sombres pensées, je m’endormis cet après midi là. Ce serait ma dernière nuit paisible.
Après…
Après vint l’évènement qui changea ma vie à jamais : l’invasion du Fléau Mort-Vivant, et la destruction de Lordaeron.