119ème jour
Les souvenir de ma renaissance en tant que réprouvé me sont revenus la nuit dernière, remplaçant mes habituels cauchemars.
Je me suis revu, en décérébré, succomber sous les flêches enflammées d’un guerrier de la croisade écarlate. Je me suis revu, à mon réveil, dans le caveau du Glas, enfin libre de mes actes… et seul. Sans la voix du Roi Liche à mes côtés…
Et surtout, je me suis revu à mes premiers jours, lorsque mes nouveaux pouvoirs étaient encore balbutiants.
Peut-être était-ce du au temps passé au sein du Fléau ? Toujours est-il que j’avais développé une capacité à contrôler l’ombre et la lumière, de la même façon que les mages parviennent à maîtriser la glace ou le feu.
Prêtre. Beaucoup se demandent comment on en vient à la prêtrise, à la religion. Pour certains, c’est un choix et pour d’autres c’est une vocation, ce qui se traduit par « un choix dont on refuse de prendre la responsabilité ».
Pour moi… comment l’expliquer ?… disons que c’est la prêtrise qui m’a choisi. Et je ne vois pas bien ce que j’aurais pu faire d’autre que répondre à son appel.
Juste après ma renaissance au sein des réprouvés, j’avais déjà ces pouvoirs. Starvis, le prêtre des ombres du Glas, a essayé de m’en expliquer l’origine. Soit disant que les « Ténèbres », avec un grand « T », m’avaient choisi pour devenir leur serviteur, et que je devais vouer ma nouvelle existence à les servir. Je revois encore le pétillement de démence des yeux de Starvis lorsqu’il m’énonçait ce qui, pour lui, était l’évidence même.
Peu convaincu, et pas vraiment emballé par la voie de la prêtrise, j’étais néanmoins curieux. Qu’une personne comme moi, qui, dans son vivant, aie attaché aussi peu d’importance à la religion se retrouve bombardé de pouvoirs divins dans la non-mort, ça méritait que je creuse un peu la question. Scientifiquement parlant, c’était un beau casse-tête et promettait de nombreuses journées de migraines. Rien que d’y penser, je ne pouvais réprimer un sourire. J’ignore si je suis devenu plus masochiste dans la non-mort, mais plus obstiné, ça, c’est une évidence.
La volonté est ce qui sépare un Réprouvé des autres décérébrés du Fléau. Tant qu’on a la volonté, on est plus qu’un simple tas d’organe en décomposition, et plus qu’une pauvre goule mangeuse chair humaine.
C’est à ce moment là que j’ai commencé à arpenter le monde, quittant Brill pour d’autres horizons. On peut comparer ça à un parcours initiatique à grande échelle.
Mais pour être honnête, j’ai surtout observé les autres prêtres. Les autres réprouvés étaient le plus souvent fous, ou fanatiques, ce qui revient au même au bout du compte. Mais au moins, ils croyaient dur comme fer en quelque chose. Certains devaient apporter les ténèbres sur le monde, d’autre prêcher la parole de Dame Sylvanas, d’autres pensaient même « libérer les vivants de leurs tracas » et essayaient souvent de rejoindre la société des apothicaires dans ce but… Moi je ne croyais en rien. Même pas en ce que j’étais. Nihiliste ? Je l’étais probablement à l’époque. Il m’est arrivé de nombreuses fois de tuer ou détruire dans l’unique but de faire comprendre à d’autre la fragilité d’une existence, d’une croyance. Mais le monde n’est pas aussi simple que ça, et je m’en suis rendu compte petit à petit, en devenant plus… pragmatique. Fous. Tous les prêtres réprouvés sont fous. Mais peut-on raisonnablement s’attendre à ce que des êtres maudits et corrompus fassent preuve de raison ou d’optimisme ? J’en doute fort.
Et pourtant, c’était le cas de certains prêtres. Ils étaient différents, et disaient vouloir ramener la lumière qui nous faisait tant défaut. Je les aie cru proches de moi un temps, puis j’ai fini par réaliser qu’ils étaient encore plus fous que les autres ! S’ils avaient été vivants, on aurait appelé ça de l’idéalisme. Mais chez les non-morts, c’était en fait la marque d’une folie tellement profonde qu’elle en engendrait de la bêtise. Combien de fois aie-je vu de ces prêtres marcher calmement et paisiblement vers des groupes de vivants, ou protégeant les plus faibles qu’eux des coups de leurs adversaires, persuadés que la Lumière les protégerait ?… Ils eurent presque toujours des destins tragiques. Massacrés par les vivants, trahis par ceux en qui ils croyaient, et même trahis par les leurs, dès qu’on comprenait qu’ils avaient franchi le point de non-retour.
Drio fut l’un de ceux là. Je l’avais rencontré à Brill, et nous avions sympathisé. J’avais été attiré par sa naïveté d’alors, me demandant comment il avait pu réussir à rester aussi humain malgré la mort, la non-mort, la renaissance en tant que réprouvé… et surtout ce qu’il y avait entre les deux.
Même si ma renaissance les avait atténué, mes souvenirs de tout ce que j’avais pu commettre lorsque j’étais l’un des décérébrés du Fléau me revenaient presque parfaitement.
Massacrant et dévastant pour le Roi Liche. Le goût du sang. Les cris de ceux que j’avais dévorés vivant. Le sadisme dont j’avais fait preuve alors. Car oui, je le reconnais, même si la volonté du Roi Liche surclassait la mienne, malgré tout, c’est moi qui faisait preuve de sadisme et de cruauté là où j’aurais pu me contenter d’infliger à mes victimes une mort rapide et sans douleur… Les autres vivants de la Horde pensent que c’est le Roi Liche qui nous contrôlait alors, faisant ressortir nos plus vils instinct, et que nous n’étions pas du tout conscient de nos actes. Nous ne les détrompons pas de cette vision parce que cela sert nos intérêts, mais nous autres réprouvés savons qu’il n’en est rien.
Nous étions conscients, et c’est bien ça notre drame. Manipulés et enchaînés, incapables de faire autrement… mais conscients, et presque parfois complices. Seul un réprouvé est capable de comprendre le sens de ces mots à sa juste valeur. Les vivants ne peuvent qu’imaginer… mais ils ne sauront jamais ce qu’est la réalité de notre existence, ou comprendre notre nature profonde.
D’ailleurs, même si nos âmes sont tourmentées, les remords et la culpabilité sont des sentiments que nous avons tous oublié. Ou presque tous. Drio était l’un des rares à connaître encore leur signification.
– Je pensais aller en pèlerinage jusqu’à Storwmind pour prouver aux humains que nous ne sommes pas si différents d’eux. Disait-il.
– Ils te massacreront, Drio. Comme ils le font avec tous.
– Ceux de la croisade écarlate sont fanatiques Luther. Je suis sûr que ceux de Stormwind seront plus ouverts. A mon avis, quand ils verront l’un des notre brandissant un message de paix, ils nous accueilleront à bras ouverts ! Ils vivent dans la Lumière, Luther ! Il ne peut en être autrement.
J’en doutais fortement, mais n’en aie rien dit. Notre voyage devait nous mener de Brill jusqu’au trépas d’Orgrim. La route passait par la forêt des pins argentés, et nous avions prévu de faire une étape au Sépulcre, un poste avancé des réprouvés, puis de passer par ce qui restait des moulins de Tarrens.
Notre groupe comptait cinq personnes. La voleuse orque Telynoar, le guerrier Tauren Malcorne, les prêtres réprouvés Anakta et Drio, et moi-même. Tous étaient membre de la guilde Bloodlust, à l’époque commandée par Malcorne. Tely était une toute jeune officier de la guilde. Je les avais rejoins peu après avoir rencontré Drio, autant par intérêt qu’autre chose. Il ne fait pas bon voyager seul dans notre monde. En tout cas, à cette époque là, j’en aurais été incapable.
Drio marchait toujours en tête du groupe, et cherchait à nous motiver. Telynoar et Malcorne étaient amusés par son entrain, inhabituel pour un mort-vivant. Anakta et moi-même étions plus réservés.
« Allez, plus vite ! Il faut qu’on y soit au plus vite ! La voie de la lumière ne doit pas attendre plus longtemps ! » Répétait Drio sans cesse.
(Enfin, quand il était éveillé en tout cas. Endormi, il ne cessait de dire des choses étranges telles que « Mais blabla ! », « Gogo skill shop ! » ou encore « Liptonic sur l’annihilateur !»… Le sens de ces paroles m’échappe encore aujourd’hui. Malcorne m’avait dit de ne pas y faire attention.)
Après plusieurs jours de marche, nous étions presque arrivés aux moulins de Tarren. Le voyage avait été difficile, surtout aux alentours du donjon d’Ombrecroc. Les Worgens infestaient la région, et il était difficile d’éviter ces créatures. Le sorcier Arugal tenait encore la région sous sa coupe à cette époque.
Lorsque nous sommes passés près de Southshore, une mauvaise surprise nous attendait. Nous avions vu une colonne de fumée au loin, et en nous rapprochant à couvert, nous en avions découvert la signification : Une troupe de l’Alliance se dirigeait vers les moulins de Tarren, en vue probable d’attaquer la ville… Nous ne pouvions plus avancer sans prendre le risque d’être repérés.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » demandais-je innocemment.
Malcorne pris la parole : « Il faudrait arriver aux moulins les premiers pour prévenir le reste de la ville de l’attaque. »
– C’est impossible chef, lui répondit Telynoar, leur chemin est le plus rapide. A moins d’y aller à dos de chauve-souris géante, nous n’y serons jamais avant eux.
– Ne vous inquiétez pas, leur répondit calmement Anakta, les Moulins sont toujours sur le qui-vive… nos sentinelles ne dorment jamais, et l’obscurité est notre univers. Ils n’auront pas l’effet de surprise. Ils se feront probablement massacrer.
– Pas la peine de nous en préoccuper alors, contournons la troupe, et faisons en sorte d’arriver aux moulins après la bataille, décida Malcorne.
Drio qui s’était tenu silencieux jusqu’à présent se leva, et pris la parole. « J’ai une meilleure idée, il est temps de leur montrer que nous ne sommes pas plus maléfiques qu’eux. Allons-y ! ».
Et j’assistais ensuite à un événement qui restera probablement à jamais gravé dans ma mémoire… et dans celle des autres également…
Sans même attendre notre réponse, Drio fonça vers la troupe de l’Alliance, avançant à découvert sans aucune protection, courant les bras grands ouverts, et hurlant « EH ! COUCOU ! SOYEZ CREDULES ! ON VOUS AIME ! ».
Le choc provoqué par cette situation aussi insolite qu’inattendue nous laissa sans voix… j’avais entendu parler d’un groupe de l’Alliance, qui était allé combattre un dragon, et au sein duquel se trouvait un Paladin. Lequel paladin avait pété un câble juste avant le combat final, fonçant sur le dragon en hurlant son nom, et provoquant ainsi la mort de tout son groupe par sa bêtise. Comment s’appelait-il ? Le roi Benkins ? Le roi Jensims ? C’était un « le roi quelque chose »…
Bref, je crois en tout cas savoir ce qu’ont ressenti les compagnons de ce paladin à cet instant précis…
Malcorne parvint à briser le silence :
« Oh le con ! »
Les humains vers qui fonçait Drio s’étaient eux aussi remis de leur surprise, et étaient passés à l’attaque. En quelques secondes, Drio reçut une vingtaine de flèches, boules de feu, de givres, d’ombre et autres projectiles et attaques magiques de toute sorte. Le coup de grâce lui fut assené par un mage qui le transforma littéralement en cendres.
Le problème étant qu’après ce coup de maître, la troupe de l’Alliance s’était rapproché, et nous avait repérés.
Telynoar eut la parole de circonstance : « Eh merde. Chef, on fait quoi ? »
– On ne peut pas gagner contre eux. Ils sont trop nombreux. Il faut fuir… Mais on ne peut pas abandonner Drio dans cet état. Anakta, tu ne peux—
– Je t’arrête tout de suite, chef-Tauren. Il n’y a plus rien à ressusciter. Je suis prêtre, mais je ne fais que des miracles normaux. Là, ses cendres sont mélangés à de la boue, de la terre, des insectes, de l’herbe et sûrement beaucoup d’autres saloperies vivantes. Il n’existe déjà plus. Tout ce qui reste de lui, c’est ses chaussures.
Je me suis alors tourné vers l’emplacement de feu-(ou cendre ?)-Drio. Effectivement, et curieusement, ses chaussures, d’où s’échappaient un peu de fumée, étaient la seule preuve qu’il ait jamais existé.
– Tely ! J’ai une mission pour toi, approche !
L’orque se rapprocha du Tauren, qui lui parla à voix basse, faisant quelques signes en direction de la troupe de l’Alliance.
– Ce sera fait Chef, lui répondit la voleuse orc, juste avant de disparaître dans une explosion suivie d’un nuage de fumée.
– Je m’y ferai jamais à ça… pensa Malcorne tout haut. Vous deux les prêtres, vous me suivez, il faut partir tant qu’on peut.
Nous n’avons pas demandé notre reste. La poursuite avec les troupes dura environ une heure, après quoi nous les avons semés. Je me rappelle avoir pensé à l’époque que l’endurance des Taurens était réellement impressionnante. Même après avoir couru tout ce temps, il ne semblait pas ressentir la fatigue.
– Nous allons attendre Tely ici. Nous annonça Malcorne.
Et sur ce, il commença à dresser un campement, et à rassembler le matériel pour faire un feu de camp. Anakta s’assit, et commença à méditer. Je n’arrivais toujours pas à cerner ce prêtre… Je fis pareil.
Quelques temps après, Telynoar nous rejoins. Elle était légèrement blessée, et semblait exténuée. Mais elle se redressa néanmoins, et brandit avec fierté son trophée : les chaussures de Drio.
– C’était ça sa mission ? Récupérer les chaussures de cet idiot ? demandais-je à Malcorne.
– Oui. Il lui faut une sépulture. Son esprit ne reposera jamais en paix sinon.
La culture des Tauren et des Orcs m’était inconnue, mais je savais que les esprits y jouaient un grand rôle, donc je n’ajoutais rien.
Nous creusâmes un trou, à côté de notre camp, et y déposèrent les chaussures. Anakta, qui connaissait relativement bien Drio, insista pour y mettre une croix tels que dans les cimetières humains, et il grava ensuite son nom et épitaphe. On pouvait lire :
« Ci-git Drio, officier de Bloodlust »
« Jamais il ne passa level 60… »
J’avoue que le sens de ces mots, même aujourd’hui, reste obscur pour moi… mais Anakta m’avait certifié à l’époque que Drio, lui, comprenait très bien, et que c’était l’essentiel. Néanmoins, j’avais une question à lui poser…
– Tu y crois vraiment toi, qu’un repos nous attend, nous autres ?…
– Ne soit pas impatient Luther, me répondit-il. Les ténèbres te donneront tes réponses en temps voulu.
Je me contentais de ces quelques mots. Toute la nuit, nous firent la veillée de notre camarade tombé. Curieusement, ce rituel apaisa une partie de mon âme, et m’apporta un peu de réconfort : celui de penser que mon âme n’était pas complètement morte.
Nous repartîmes vers notre destination, les moulins de Tarren, le lendemain matin.
J’ai souvent repensé à Drio par la suite… Il avait voulu ramener la Lumière aux nôtres, mais tout ce qu’il avait réussi à faire, s’était se brûler à son contact.
La Lumière ne voulait pas des créatures que nous sommes. Seules les Ténèbres pouvaient nous accepter. Ce fut ma première leçon, le premier pas que je fis vers l’ombre. Je l’ignorais alors, mais c’était loin d’être le dernier.
Extraits du Journal de Luther,
Prêtre des ombres, au service de la Dame Noire.